F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1386-1387, n° 224 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 175, [I 51] ; DPRR n° CORN 1465.
Attention ! L'épisode est daté de 154-150 av. J.C.
Val. Max., 6, 9, 10 : Casuum nunc contemplemur uarietatem. L. Lentulus consularis lege Caecilia repetundarum crimine oppressus censor cum L. Censorino creatus est. Quem quidem fortuna inter ornamenta et dedecora alterna uice uersauit, consulatu illius damnationem, damnationi censuram subiciendo et neque bonis eum perpetuis frui neque malis aeternis ingemescere patiendo.
Maintenant examinons ce que le destin impose comme changements dans les situations. L. Lentulus, après son consulat, a été inculpé au nom de la loi Caecilia d’extorsions aux dépens des provinces, et il a perdu ce procès : il est devenu censeur avec L. Censorinus. Voilà un homme que le sort a fait passer du prestige à la honte alternativement, plaçant après son consulat une condamnation, et après sa condamnation, la censure, sans le laisser profiter perpétuellement de ses avantages, ni laisser ses malheurs lui inspirer des plaintes éternelles (trad. R. Combès, CUF).
Fest., p. 360 L. :
L. Corneli Lentuli C. <Censorini>
Lentulus iudicio pu<blico repetundarum damnatus>
fuerat.
Fils de Cn. Cornelius Lentulus[1], le consul de 201, et petit-fils de L. Cornelius Lentulus Caudinus[2], consul en 237 et censeur en 236, L. Cornelius Lentulus Lupus était né dans une illustre et puissante famille romaine. Il accomplit un cursus honorum répondant aux attentes liées à sa naissance devenant tour à tour édile curule en 163, préteur vers 159 et finalement consul en 156[3]. Cependant, un texte de Valère Maxime très discuté nous apprend qu’entre son consulat et la censure qu’il revêtit en 147[4], Lupus fut condamné de repetundis[5]. Le problème vient de la précision selon laquelle il aurait été poursuivi d’après une lex Caecilia de repetundis. Il s’agit de la seule occurrence de cette loi et, surtout, en 149 avait été instituée la lex Calpurnia que Cicéron atteste à trois reprises comme la première loi établissant un tribunal permanent chargé de juger les affaires d’extorsions[6].
Afin de concilier les deux éléments, C. Sigonius puis K. G. Zumpt, A. W. Zumpt et T. Mommsen proposèrent de corriger Caecilia en Calpurnia[7], considérant que Valère Maxime avait dû commettre une confusion[8]. L’exemple de Lupus fut alors utilisé pour prouver que la lex Calpurnia ne prévoyait que la simple restitution et que le condamné n’était pas frappé d’infamie, c’est-à-dire ni de l’exclusion du Sénat ni d’éventuelles restrictions juridiques[9]. Par conséquent, la condamnation de Lupus après le consulat ne l’aurait pas empêché de briguer la censure puisqu’il était toujours sénateur consularis.
Cependant, une telle condamnation, même si elle n’entraînait pas de sanction liée au statut, pouvait amoindrir la réputation et être un véritable handicap dans la campagne pour la censure de 147. Ainsi, P. Willems jugeait que la proximité du procès et de la censure rendait la correction de Caecilia en Calpurnia peu probable et qu’il fallait accepter que Lupus eût été poursuivi d’après une lex Caecilia antérieure à la lex Calpurnia[10]. Pour étayer son hypothèse, il associait l’anecdote de Valère Maxime à l’épisode rapporté par l’abréviateur de Tite-Live où des praetores furent condamnés pour auaritia[11]. La date, 154, donnée quelques lignes plus haut[12], s’accorderait bien avec la carrière de Lupus. À la suite de son consulat de 156, il aurait exercé un gouvernement dans une province[13] et aurait été poursuivi de repetundis à son retour, en 154. La lex Caecilia, proposée peut-être par Q. Caecilius Metellus[14], aurait instauré une quaestio extraordinaire pour juger les extorsions de Lupus et d’autres gouverneurs.
Cette interprétation fut si bien développée par C. Busacca[15] qu’elle fut acceptée par C. Venturini sans discussion[16]. Parmi les arguments supplémentaires avancés par C. Busacca figure un texte de Festus attestant la condamnation de Lupus dans un iudicium publicum[17]. Or les quaestiones extraordinaires étaient des iudicia publica au même titre que la quaestio prévue par la lex Calpurnia ou même que les iudicia populi si jamais Lupus avait plutôt été jugé devant les comices. En outre, chez Valère Maxime, repetundarum se rapporte au crimen tandis que chez Cicéron c’est à la lex Calpurnia, et C. Busacca en déduit que la lex Caecilia instaurait des tribunaux spéciaux pour juger les crimina repetundarum de quelques accusés. S’il reprend la datation proposée par P. Willems, en revanche C. Busacca n’indique pas la peine prévue par la lex Caecilia. Faut-il considérer que, condamné dans un procès de repetundis, Lupus subissait les peines infamantes telles qu’on les constate plus tard[18] ? Ou bien, seule la restitution simple était infligée aux condamnés ?
La correction de Caecilia en Calpurnia, laissant un délai d’au mieux deux ans entre la condamnation et l’élection à la censure, interdisait de supposer que l’exclusion du Sénat et la diminution des droits civiques fussent prévues par la loi puisque jamais Lupus n’aurait eu le temps d’obtenir sa restitution, à moins que la censure justement ne lui permît de retrouver son rang. Cette dernière possibilité doit être écartée d’après les propos de Valère Maxime dont l’objet était de montrer que la condamnation n’avait pas été un obstacle et non que la censure lui avait permis de revenir dans la curie. En revanche, si la condamnation avait eu lieu en 154 et qu’elle provoquait bien l’exclusion du Sénat, Lupus aurait eu suffisamment de temps pour regagner son rang grâce à une magistrature comme la préture. Cependant, bien que réélu à la préture, l’absence de censure entre 153 (date la plus haute pour une éventuelle seconde préture) et 147 ne lui permettait pas de revenir au Sénat. Il aurait donc brigué la censure quoique n’appartenant pas au Sénat ce qui paraît peu crédible. En définitive, il semble plus probable de considérer que l’infamie n’était pas prévue par la lex Caecilia et qu’on laissa sans doute la décision aux censeurs de 154[19]. Ces derniers durent maintenir les condamnés au Sénat, sinon l’élection de Lupus pour la censure suivante aurait été très surprenante et il aurait certainement figuré aux côtés de C. Licinius Geta et M. Valerius Messala dans une autre anecdote de Valère Maxime[20].
En conclusion, nous pensons que ni la lex Caecilia ni la lex Calpurnia ne prévoyaient l’infamie comme peine en cas de condamnation et que les censeurs de 154 ne jugèrent pas non plus que les condamnés méritassent un blâme. Comme E. S. Gruen[21], nous ne pouvons trancher en faveur d’une poursuite devant la toute nouvelle quaestio perpetua ou devant la quaestio extraordinaria instaurée par la lex Caecilia, mais seulement constater que l’extorsion était alors reconnue comme un délit. Or ce dernier n’entraînait assurément ni honte ni atteinte à la dignité, ce qui s’accorde avec le désintérêt des Romains envers les vexations subies par les provinciaux tout au long du IIe siècle. Si une condamnation de repetundis n’avait de conséquences ni sur le rang, ni même sur la réputation d’un sénateur romain, alors le point de départ de P. Willems, à savoir la proximité entre la condamnation et l’élection à la censure, n’est plus un problème. D’ailleurs, un délai de cinq ans supplémentaire entre condamnation et élection était certes préférable, mais cela faisait malgré tout bien peu pour une compétition si acharnée. Plus surprenant encore que son élection à la censure, Lupus fut même choisi par les censeurs de 131 comme prince du Sénat[22], et il fut à notre connaissance le seul condamné de repetundis à parvenir à cet honneur si prestigieux. Une telle nomination ne s’expliquerait que si la condamnation pour extorsion était, encore à cette date, considérée sans importance, ou n’affectant pas l’existimatio.
En définitive, nous croyons qu’il faut plutôt voir ici une mauvaise interprétation de Valère Maxime qui nous aurait induit en erreur. Découvrant, peut-être chez Tite-Live, que l’un des premiers condamnés de repetundis, d’après une lex Caecilia, avait pu être élu censeur peu après, il l’avait utilisé comme exemple des aléas de la fortune. Cependant, contrairement à son époque, la condamnation n’apportait pas de dedecus, comme il l’écrivait. Elle ne le fit que plus tard, d’abord avec les Gracques puis avec la loi de Glaucia[23]. Peut-être même que la carrière de Lupus, mort vers 126-125[24], peu avant le tribunat de C. Grachus, avait servi d’argument aux partisans d’une réforme des procès de repetundis. Qu’un condamné d’extorsion put être élu censeur et choisi ensuite pour la plus haute dignité avait pu paraître scandaleux. Les vers de Lucilius se faisaient peut-être l’écho de ces débats dont on gardait apparemment un souvenir déformé du temps de Valère Maxime[25]. Pour conclure, que Lupus fût poursuivi devant la quaestio perpetua ou devant une quaestio extraordinaria ne nous importe finalement guère[26] puisque dans les deux cas il ne subit pas d’infamie. Il put poursuivre sa carrière sans obstacles, comme le prouve son élection à la censure suivante puis sa nomination comme princeps senatus. Nous ne lui connaissons pas de descendant.
[1] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1358-1361, n° 176 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 173, [I 32].
[2] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1377-1378, n° 211 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 174, [I 46].
[3] MRR, 1, p. 440 ; 446 et 447.
[4] MRR, 1, p. 463 et Suolahti 1963, p. 390-392.
[5] Val. Max., 6, 9, 10.
[6] Cic., Verr., 2, 3, 195 ; Brut., 106 et Off., 2, 75.
[7] Zumpt 1845, p. 13 ; Zumpt 1865-1869, 2/1, p. 25 en particulier note c et 1871, p. 468 n. 1 ; Mommsen 1907, 3, p. 5 n. 1 suivis par Pontenay de Fontette 1954, p. 26.
[8] La correction proposée par C. Nicolet, Appendice de Carcopino 1967, p. 319 de Caecilia en Iunia s’appuyait sur des arguments paléographiques. Toutefois, il accepte ailleurs de corriger Caecilia en Calpurnia dans 1966-1974, 1, p. 472 n. 17.
[9] Zumpt 1845, p. 14 ; Zumpt 1865-1869, 2/1, p. 25-26 ; Mommsen 1907, 3, p. 29 et n. 1 ; Strachan-Davidson 1912, 2, p. 13 ; Pontenay de Fontette 1954, p. 27-30 ; Sherwin-White 1949, p. 6.
[10] Willems 1885, 2, p. 277-278 en particulier n. 5.
[11] Liv., Perioch., 47, 16. Il faut rappeler que praetor désignait également les proconsuls et propréteurs et qu’auaritia est généralement un synonyme pour les repetundae.
[12] Liv., Perioch., 47, 13.
[13] MRR, 3, p. 67.
[14] Niccolini 1934, p. 409 se contente de reprendre la théorie de P. Willems sans nommer le tribun mais MRR, 1, p. 450 propose de l’identifier avec le consul de 143 en raison de la chronologie.
[15] Busacca 1968.
[16] Venturini 1969, p. 78 n. 230 et 1979, p. 3 n. 5. Hypothèse suivie également par Lintott 1981, p. 171 et 1992, p. 14.
[17] Fest., p. 360 L.
[18] Cf. Bur 2018, chapitre 10.
[19] M. Valerius Messala et C. Cassius Longinus : MRR, 1, p. 449 et Suolahti 1963, p. 387-390.
[20] Val. Max., 2, 9, 9. Cf. notices n° 14 et 29.
[21] Gruen 1968, p. 11-12.
[22] MRR, 1, p. 500 et p. 501 n. 1.
[23] Cf. Bur 2018, chapitre 10.4 sq.
[24] En 125, puisque P. Cornelius Lentulus est nommé prince du Sénat, nous devons supposer que Lupus était mort : MRR, 1, p. 510.
[25] Luc., Sat., 1, 27-33.
[26] Toutefois l’hypothèse de C. Busacca a le mérite de la simplicité puisqu’elle évite de corriger le texte de Valère Maxime, et permet d’associer Liv., Perioch., 47, 16 et Fest., p. 360 L. et nous paraît en définitive préférable.
Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.
Busacca 1968 : Busacca C., « Valerio Massimo 6.9.10 e la quaestio istituita dalla lex Caecilia », Iura, 1968, 19, p. 83-93.
Carcopino 1967 : Carcopino J., Autour des Gracques, Paris, 1967.
Gruen 1968 : Gruen E. S., Roman Politics and the Criminal Courts, 149-78 B.C., Cambridge (Mass.), 1968.
Lintott 1992 : Lintott A. W., Judicial Reform and Land Reform in the Roman Republic: A new Edition with translation and commentary of the Laws from Urbino, Cambridge, 1992.
Mommsen 1907 : Mommsen T., Le Droit pénal romain, Paris, 1907 (3 vol.).
Niccolini 1934 : Niccolini G., I Fasti dei tribuni della plebe, Milan, 1934.
Nicolet 1966-1974 : Nicolet C., L’Ordre équestre à l’époque républicaine (312-43 av. J.-C.), Paris, 1966-1974 (2 vol.).
Pontenay de Fontette 1954 : Pontenay de Fontette F., Leges repetundarum, essai sur la répression des actes illicites commis par les magistrats romains au détriment de leurs administrés, Paris, 1954.
Sherwin-White 1949 : Sherwin-White A. N., « Poena Legis Repetundarum », PBSR, 1949, 17, p. 5-25.
Strachan-Davidson 1912 : Strachan-Davidson J. L., Problems of the Roman criminal law, Oxford, 1912 (2 vol.).
Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.
Venturini 1969 : Venturini C., « La repressione degli abusi dei magistrati romani ai danni delle popolazioni soggette fino alla lex Calpurnia del 149 a. C. », BIDR, 1969, 72, p. 19-87.
Willems 1885 : Willems P., Le Sénat de la République romaine, Paris, 1885² (2 vol.).
Zumpt 1845 : Zumpt C. T., De legibus iudiciisque repetundarum in Republica Romana commentationes duae, Berlin, 1845.
Zumpt 1871 : Zumpt A. W., Der Criminalprocess der römischen Republik, Leipzig, 1871.