Liv., 24, 18, 7-9 (a. 214) : Neque senatu modo aut equestri ordine regendo cura se censorum tenuit. Nomina omnium ex iuniorum tabulis excerpserunt qui quadriennio non militassent, quibus neque uacatio iusta militiae neque morbus causa fuisset. Et ea supra duo milia nominum in aerarios relata tribuque omnes moti ; additumque tam truci censoriae notae triste senatus consultum, ut ei omnes quos censores notassent pedibus mererent mitterenturque in Siciliam ad Cannensis exercitus reliquias, cui militum generi non prius quam pulsus Italia hostis esset finitum stipendiorum tempus erat.
La surveillance des censeurs ne se borna pas d’ailleurs à corriger la conduite du Sénat et de l’ordre équestre ; ils relevèrent dans les listes des jeunes mobilisables les noms de tous ceux qui n’avaient pas fait leur service militaire pendant quatre ans sans avoir eu d’exemption légitime de service ou de maladie pour excuse. Et leurs noms – plus de 2 000 – furent inscrits sur la liste des aerarii et tous furent changés de tribu. À cette flétrissure si impitoyable des censeurs s’ajouta un terrible sénatus-consulte : tous ceux que les censeurs avaient flétris devaient servir dans l’infanterie et seraient envoyés en Sicile rejoindre les restes de l’armée de Cannes, catégorie de soldats dont le temps de service ne prendrait fin qu’après l’expulsion d’Italie de l’ennemi (trad. P. Jal, CUF, modifiée)
Front., Strat., 4, 1, 25 : Legionibus, quae in Punico bello militiam detractauerant, in Siciliam uelut relegatis per septem annos hordeum ex senatus consulto datum est.
Aux légions, qui avaient tenté d’échapper au service durant la guerre Punique, pour ainsi dire reléguées en Sicile on donna de l’orge pour sept ans d’après un sénatus-consulte (trad. P. Laederich, Economica).
Pour la première fois, en 214[1], les sources mentionnent la punition de simples citoyens par les censeurs[2]. Comme on pouvait s’y attendre, ces citoyens sont anonymes d’autant plus qu’ils sont très nombreux, plus de deux mille d’après Tite-Live ! Ce chiffre révèle l’envergure du travail de vérification des listes entrepris par les censeurs et leurs appariteurs. Le début de la deuxième guerre Punique avait été marqué par de lourdes et sanglantes défaites et Rome était alors en pleine crise. La cité devait se ressaisir et réaffirmer sa volonté de poursuivre la guerre et de résister à Hannibal. C’est dans ce but qu’avaient été punis les jeunes nobles qui, à l’instigation de Metellus, avaient voulu abandonner l’Italie et les légions de Cannes[3]. Les censeurs, dont la fonction originelle était d’inspecter et de classer les citoyens pour le service militaire, entreprirent un examen minutieux des registres afin de débusquer ceux qui se dérobaient à leur devoir civique depuis le début de la guerre. La crainte des combats, qui s’étaient régulièrement achevés en massacre depuis 218, jouait nécessairement un rôle et les jeunes Romains réticents au service apparurent de ce fait comme des lâches à la fois aux yeux des censeurs, mais très certainement déjà à ceux de l’opinion. Ces citoyens qui refusaient de servir la cité ne pouvaient pas prétendre à jouir des mêmes droits que leurs compatriotes qui affrontaient les Puniques depuis quatre longues années. Les censeurs les reléguèrent parmi les aerarii afin d’acter cette distinction : les jeunes gens, en cherchant à échapper au service militaire, avaient eux-mêmes proclamé leur mépris de la citoyenneté. Il ne s’agissait pas d’un châtiment proportionné à la faute comme le laisse entendre la catégorie proposée par T. Mommsen[4], mais bien d’un classement des citoyens, ainsi que l’indique le changement de tribu dont ils furent également frappés[5].
Nous ne savons pas si les aerarii étaient malgré tout astreints de la même façon aux charges militaires que les autres citoyens. Toujours est-il que ces deux mille aerarii furent envoyés, sur décision du Sénat, dans les légions de Cannes. Celles-ci avaient été châtiées pour leur conduite lors du désastre de 216 et servaient de façon ignominieuse en Sicile[6]. Ainsi, en 209, s’il y avait de jeunes chevaliers parmi les réfractaires, ce qui est peu probable, ils se virent privés de leur cheval public comme les chevaliers qui appartenaient aux légions vaincues à Cannes en 216. Enfin, Frontin nous apprend que ces jeunes Romains qui avaient voulu se soustraire aux devoirs civiques furent nourris d’orge sur décision du Sénat. Il s’agissait d’une punition infamante d’abord infligée aux survivants d’une décimation et devenue ensuite indépendante pour châtier des troupes coupables de lâcheté[7]. Nous voyons bien qu’ici, le refus de servir dans la légion était perçu comme une veulerie indigne d’un citoyen romain et qu’il provoquait une stigmatisation par la nourriture qui devait inciter ces jeunes Romains à se racheter.
[1] Sur la censure de 214 : MRR, 1, p. 259 ; Suolahti 1963, p. 308-315.
[2] Baltrusch 1989, p. 11.
[3] Cf. notices n° 3 et 49. Metellus et ses complices étaient peut-être même favorables à demander la paix à Carthage et à reconnaître la défaite de Rome.
[4] Mommsen 1889-1896, 4, p. 56 qui parle « d’accomplissement incomplet des devoirs militaires, en particulier défaut de comparution au recrutement ».
[5] Sur le tribus motus et aerarium facere, voir Bur 2016 et 2018, chapitre 4.4.
[6] Cf. notice n° 49.
[7] Cf. Bur 2018, chapitre 1.3.1.
Baltrusch 1989 : Baltrusch E., Regimen morum. Die Reglementierung des Privatlebens der Senatoren und Ritter in der römischen Republik und frühen Kaiserzeit, Munich, 1989.
Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.
Mommsen 1889-1896 : Mommsen T., Le Droit public romain, Paris, 1889-1896 (8 vol.).
Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.