F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1471-1483, n° 337 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 183, [I 72] ; Balsdon 1972 ; Etcheto 2012, p. 167-169, n° 14 ; DPRR n° CORN1016.
Liv., 39, 44, 1 (a. 184) : In equitatu recognoscendo L. Scipioni Asiageni ademptus equus. In censibus quoque accipiendis tristis et aspera in omnes ordines censura fuit.
Lors de la révision des listes des chevaliers, on ôta à L. Scipion l’Asiatique son cheval public. De même, dans l’enregistrement des déclarations de fortune, les censeurs firent preuve de rigueur et d’intransigeance envers tous les ordres (trad. A.-M. Adam, CUF).
Plut., Cat. Ma., 18, 1 : Ἤνεγκε δέ τινα τῷ Κάτωνι καὶ Λεύκιος ὁ Σκιπίωνος ἀδελφὸς ἐπίφθονον αἰτίαν, θριαμβικὸς ἀνὴρ ἀφαιρεθεὶς ὑπ’ αὐτοῦ τὸν ἵππον· ἔδοξε γὰρ οἷον ἐφυβρίζων Ἀφρικανῷ Σκιπίωνι τεθνηκότι τοῦτο ποιῆσαι.
Caton s’attira d’âpres critiques par sa conduite envers Lucius, frère de Scipion, qui avait eu les honneurs du triomphe. Il lui ôta son cheval et on crut qu’il le fit pour outrager Scipion l’Africain (trad. R. Flacelière et É. Chambry, CUF).
Vir. Ill., 53, 2 : M. Cato censor equum ei ignominiae causa ademit.
M. Cato, durant sa censure, lui ôta son cheval, pour lui faire affront (trad. P.‑M. Martin, CUF).
L. Cornelius Scipion est le petit-fils de L. Cornelius Scipio[1], le fils de P. Cornelius Scipio[2] et surtout le frère cadet de Scipion l’Africain[3] qui le soutint toute sa vie. Sans entrer dans les détails de sa carrière, signalons rapidement qu’il servit sous son frère durant la deuxième guerre Punique[4], qu’il fut questeur vers 196[5], préteur en Sicile en 193[6], consul en 190 puis proconsul en Asie où il mena la guerre contre Antiochos III duquel il triompha et retira son surnom d’Asiatique[7]. Forts de leurs succès militaires, les Scipions dominaient la vie politique romaine suscitant l’hostilité d’autres aristocrates qui utilisèrent Caton comme fer de lance de leur offensive.
Celle-ci débuta en 187 avec le procès intenté à l’Asiatique à propos des sommes versées par Antiochos[8]. Condamné, L. Cornelius dut payer une amende considérable sans que l’on sache dans quelle mesure le patrimoine des Scipions fut touché ni s’il dut accepter l’aide de ses amis voire du peuple. Surtout le prestige des Cornelii fut écorné par cette première attaque. L’Asiatique organisa de grands jeux pour regagner les faveurs du peuple[9] et il semble qu’il y parvint puisqu’il osa briguer la censure de 184[10]. Il fut cependant battu par Caton et Flaccus qui avaient promis de mener ensemble une censure sévère[11]. Vers la même époque, son frère, l’Africain, était accusé devant le peuple, peut-être de trahison, et la tournure des événements le décida à s’exiler à Literne[12]. L’Asiatique se retrouvait seul pour affronter Caton et ses amis qui triomphaient. C’est dans ce contexte que L. Cornelius fut privé de son cheval par Caton[13], sans toutefois être exclu du Sénat puisqu’on le voit participer à une ambassade auprès de Prusias, roi de Bithynie, en 183[14]. F. Münzer considérait déjà que l’information était fiable en raison de la forme du surnom en Asiagenes utilisée à cette occasion par Tite-Live[15]. En revanche le motif et le caractère humiliant de ce retrait sont toujours débattus.
P. Fraccaro fut le premier à développer l’hypothèse d’un retrait non infamant en l’insérant dans une réforme plus générale de l’ordre équestre menée par Caton[16]. Marqué par l’efficacité de la cavalerie punique, le censeur aurait souhaité redonner à l’ordre équestre sa vocation militaire pour retrouver une cavalerie romaine civique et performante. Pour cela, il aurait éliminé les inaptes au service et notamment les sénateurs et les hommes trop âgés pour le service, tous cavaliers inutiles. Scipion l’Asiatique aurait fait partie de ces chevaliers qui ne servaient plus dans la cavalerie et que Caton voulait écarter de l’ordre, sans les humilier pour autant. Cette explication connut un large succès et fut reprise par une majorité d’historiens[17]. Elle était en effet confortée par un passage d’Aulu-Gelle indiquant qu’un chevalier pouvait être privé de son cheval à cause soit d’une faute, soit de l’état de son cheval, soit d’une incapacité à servir, ce dernier motif n’étant pas infamant selon lui[18]. Avec une volonté de réformer ou non la cavalerie, l’idée que Caton priva l’Asiatique de son cheval en raison de son inaptitude au service domine aujourd’hui[19]. Il faut dire que le frère de l’Africain était réputé infirmo corpore[20] et imbellis[21], sans que l’on sache si ces caractéristiques lui avaient été attribuées par une tradition hostile ou si elles étaient véridiques. Bien que le retrait ne fût pas infamant, Caton pouvait se réjouir d’écarter ainsi de l’ordre équestre le frère de l’Africain, peu après que celui-ci s’était exilé à Literne, et de désigner le vainqueur du roi d’Asie comme un homme à la constitution si fragile qu’il avait été privé du cheval public dès qu’il avait atteint 45 ans[22].
Face à cette quasi unanimité, certaines voix s’élèvent et certaines questions se posent néanmoins. L’absence d’exclusion du Sénat prouve que le motif de retrait du cheval public n’était pas considéré comme une faute grave, sinon Scipion n’aurait certainement pas pu conserver son statut sénatorial, plus digne que l’appartenance à l’ordre équestre[23]. Caton, qui avait déjà chassé du Sénat L. Quinctius Flamininus[24], le frère du grand T. Quinctius Flamininus, le libérateur des Grecs, n’aurait probablement pas hésité à frapper le frère de l’Africain si l’occasion s’était présentée. Néanmoins rien n’indique que le retrait du cheval n’était pas humiliant et peut-être même justifié par une faute infamante. Il est même certain que chasser de l’ordre équestre un si grand personnage, consulaire, triomphateur, frère de l’Africain, fut perçu par les Romains comme un affront et si ce n’était pas la motivation de Caton comme le pensait Plutarque, c’était du moins une interprétation inévitable de son action. J. Briscoe a récemment soutenu que l’inaptitude au service militaire n’était pas un motif non infamant comme le soutient Aulu-Gelle, puisque le même rapporte l’exclusion de L. Veturius dont l’obésité, due à une vie de plaisirs, est présentée comme une cause humiliante[25]. Il ne faut donc peut-être pas rejeter l’indication de l’auteur du De Viris Illustris selon laquelle le retrait aurait eu lieu ignominiae causa.
À vrai dire, le souvenir d’un tel épisode fut transmis parce qu’il fut immédiatement perçu comme humiliant pour l’Asiatique et peut-être même parce qu’il était lié à une cause honteuse. Il est possible d’envisager que les termes d’infirmo corpore et d’imbellis déjà évoqués ci-dessus furent employés contre L. Cornelius par Caton et nourrirent une historiographie hostile au personnage voire à sa famille[26]. En outre, la réforme de la cavalerie tentée par Caton d’après P. Fraccaro s’appuie sur de maigres indices et C. Nicolet a bien montré qu’il n’existait pas d’âge limite pour appartenir à l’ordre équestre[27]. Il faudrait ainsi supposer qu’à côté de l’Asiatique, d’autres consulaires âgés et détenant encore leur cheval public auraient été radiés de l’ordre équestre et pourtant nous n’en avons nulle trace. Il nous semble donc qu’il ne faille pas exclure l’éventualité d’un retrait infamant de l’ordre équestre, comparable à celui de L. Veturius, et qui aurait été l’aboutissement de l’attaque contre les Scipions. Ceux qui s’étaient élevés dans la République grâce à la guerre étaient finalement humiliés en raison de leur inaptitude à combattre. Ce motif restait cependant insuffisant pour justifier une exclusion du Sénat ce qui explique que l’Asiatique conserva son siège.
Pour étayer cette hypothèse, il convient de remarquer que Tite-Live, après avoir mentionné le retrait du cheval public de l’Asiatique, écrit In censibus quoque accipiendis tristis et aspera in omnes ordines censura fuit[28]. Alors qu’il débute un nouvel épisode sur la censure, après avoir achevé celui de l’exclusion de Flamininus, le quoque ne peut renvoyer qu’à la phrase précédente. Ainsi, l’examen de l’Asiatique lors de la revue des chevaliers aurait également été tristis et asperus, ce qui ferait plutôt référence à un blâme de Caton qu’à la conséquence d’une réforme militaire. Le laconisme de Tite-Live au sujet du retrait du cheval public irait également dans le sens d’un retrait ignominieux puisque l’historien ne signale habituellement comme faits notables pour les revues du Sénat et de l’ordre équestre que les dégradations prononcées par les censeurs. Il est surprenant que pour ce seul passage les historiens aient décidé d’interpréter son silence sur les motifs comme l’indication d’un caractère non infamant. Enfin, dans son bref résumé de la censure, Cornelius Nepos signale que Caton in complures nobiles animaduertit[29]. Ces complures désignent Flamininus bien entendu et sans doute le Manilius qui s’apprêtait à briguer le consulat, mais cela fait bien peu[30]. Si l’Asiatique avait également été blâmé par Caton, alors nous arriverions à trois nobiles ce qui autoriserait l’utilisation de ce pluriel vague.
En conclusion, Scipion l’Asiatique se vit priver de son cheval public par Caton lors de la revue des chevaliers vraisemblablement pour un motif infamant, lié à l’aptitude au service militaire, peut-être comparable à celui de L. Veturius. Le caractère très « militaire », bien qu’ambigu voire peut-être teinté d’un reproche sur la mollesse de l’Asiatique, limitait le blâme à l’exclusion de l’ordre équestre. Le frère de l’Africain fut donc maintenu sur l’album senatus, d’autant plus que la lectio était achevée. Cette dernière attaque, alors que le vainqueur d’Hannibal avait déjà quitté sa patrie, ne reçut peut-être pas un écho favorable auprès du peuple romain ni même de l’aristocratie. Cela expliquerait pourquoi nous retrouvons l’Asiatique dans une ambassade auprès de Prusias dès 183. Le groupe des Cornelii avait encore quelque influence et, surtout, sa connaissance de la région et la clientèle qu’il s’était formée là le désignaient tout naturellement. Sa désignation révèle également que, malgré la perte de son cheval, il n’était pas totalement discrédité.
L’Asiatique eut au moins un fils, L. Cornelius Scipio[31], qui parvint à la questure et fut chargé d’escorter le roi Prusias de Bithynie venu en ambassade à Rome au lendemain de Pydna, en 167[32]. Son épitaphe nous apprend qu’il mourut peu après, âgé seulement de 33 ans. Son fils, et le petit-fils de l’Asiatique, L. Cornelius Scipio Asiagenus[33], fut semble-t-il le premier à reprendre le surnom de son grand-père. Il lutta en 100 avec les optimates contre Saturninus et Glaucia, devint préteur en 86 au plus tard et consul en 83[34]. Les descendants de l’Asiatique ne semblent donc pas avoir souffert des déboires de fin de carrière de leur père, et de leur oncle. Cela peut être un dernier indice révélant que le retrait du cheval était certes ambigu mais pas suffisamment humiliant pour détruire le prestige des Scipions et mettre en danger la carrière de leurs descendants.
[1] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1428-1431, n° 323 s. v. Cornelius.
[2] W. HeKnze, RE, 4/1, 1900, col. 1434-1437, n° 330 s. v. Cornelius.
[3] Cf. notice n° 5. Sur l’aînesse de Scipion l’Africain, voir Etcheto 2012, p. 163.
[4] MRR, 1, p. 297, 300, 304, 309, 314 et 318.
[5] MRR, 1, p. 336.
[6] MRR, 1, p. 347 et Brennan 2000, 2, p. 695 et 730.
[7]MRR, 1, p. 356 et Brennan 2000, 2, p. 696.
[8] Sur le procès des Scipions : Fraccaro 1956b [1911] et 1956 [1939] ; Adam 1980 ; Etcheto 2008, p. 680-687.
[9] Liv., 39, 22, 8-10 ; Plin., nat., 33, 138.
[10] Liv., 39, 40, 2.
[11] MRR, 1, p. 374-375 et Suolahti 1963, p. 348-358.
[12] Cf. la bibliographie ci-dessus sur le procès des Scipions et la notice n° 5.
[13] Liv., 39, 44, 1 ; Plut., Cat. Ma., 18, 1 ; Vir. Ill., 53, 2.
[14] MRR, 1, p. 380.
[15] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1483.
[16] Fraccaro 1956a [1911], p. 488-493.
[17] Entre autres : Scullard 1973, p. 159 ; Kienast 1954, p. 149 n. 73 ; Suolahti 1963, p. 357.
[18] Gell., 4, 12, 2 et 6, 22, 1.
[19] Ainsi en particulier Astin 1978, p. 81 et 1988, p. 29 n. 65 et Adam 1994, p. 169‑170 n. 1.
[20] Vir. Ill., 53, 1.
[21] Val. Max., 5, 5, 1.
[22] Astin 1978, p. 324.
[23] Fraccaro 1956a [1911], p. 492 n. 352 a raison lorsqu’il réfute l’hypothèse de Niccolini 1898, p. 37, selon laquelle Caton aurait privé l’Asiatique de son cheval à l’issue d’un iudicum de moribus s’appuyant sur sa condamnation lors du procès de 186. Il faut également refuser la cause invoquée par K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 183, [I 72] : l’exclusion de l’ordre équestre de l’Asiatique ne pouvait pas être due au procès de son frère.
[24] Cf. notice n° 7.
[25] Briscoe 2008, p. 363. Cf. notice n° 54.
[26] Etcheto 2012, p. 169 voit dans l’image négative de Scipion l’Asiatique dans la tradition l’œuvre d’une historiographique « hostile et mal intentionnée ».
[27] Nicolet 1966-1974, 1, p. 75-83
[28] Liv., 39, 44, 1 (nous soulignons).
[29] Nep., Cat., 2, 3.
[30] Voir les notices n° 6 et 7.
[31] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1431, n° 324 s. v. Cornelius. Nous avons retrouvé son inscription funéraire qui atteste sa filiation : CIL, 1, 35 = 6, 1290 = Dessau, ILS, 5.
[32] MRR, 1, p. 433.
[33] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1483-1485, n° 338 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 183, [I 73].
[34] MRR, 2, p. 54 et 62.
Adam 1980 : Adam R., « Valerius Antias et la fin de l’Africain », REL, 1980, 58, p. 90-99.
Astin 1978 : Astin A. E., Cato the Censor, Oxford, 1978.
Balsdon 1972 : Balsdon J. P. V. D., « L. Cornelius Scipio », Historia, 1972, 21, p. 224-234.
Brennan 2000 : Brennan T. C., The Praetorship in the Roman Republic, New York – Oxford, 2000 (2 vol.).
Briscoe 2008 : Briscoe J., A Commentary on Livy. Books 38-40, Oxford, 2008.
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Etcheto 2012 : Etcheto H., Les Scipions. Famille et pouvoir à Rome à l’époque républicaine, Bordeaux, 2012.
Fraccaro 1956 [1939] : Fraccaro P., « Ancora sui processa degli Scipioni », Athenaeum, 1939, 27, p. 3-26 (= Id., Opuscula, 1, Pavie, 1956, p. 392-415).
Fraccaro 1956a [1911] : Fraccaro P., « Ricerche storiche e letterarie sulla censura del 184/183 », dans Pais E. (dir.), Studi storici per l’antichità classica, 4, 1911, p. 1-137 (= Id., Opuscula, 1, Pavie, 1956, p. 417‑508) (pagination dans la seconde édition).
Fraccaro 1956b [1911] : Fraccaro P., « I processi degli Scipioni », Pais E. (dir.), Studi storici per l’antichità classica, 4, 1911, p. 217-414 (= Id., Opuscula, 1, Pavie, 1956-1957, p. 263-392).
Kienast 1954 : Kienast D., Cato der Zensor : seine Persönlichkeit und seine Zeit, Heidelberg, 1954.
Niccolini 1898 : Niccolini G., « La questione dei processi degli Scipioni », Riv. Di Storia antica, 1898, III/4, p. 28-75.
Nicolet 1966-1974 : Nicolet C., L’Ordre équestre à l’époque républicaine (312-43 av. J.-C.), Paris, 1966-1974 (2 vol.).
Scullard 1973 : Scullard H. H., Roman Politics : 220-150 B.C., Oxford, 1973².
Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.