Val. Max., 2, 9, 2 : Horum seueritatem M. Valerius Maximus et C. Iunius Brutus Bubulcus censores consimili genere animaduersionis imitati sunt : L. enim Antonium senatu mouerunt, quod quam uirginem in matrimonium duxerat repudiasset nullo amicorum in consilium adhibito. At hoc crimen nescio an superiore maius : nam illo coniugalia sacra spreta tantum, hoc etiam iniuriose tractata sunt. Optimo ergo iudicio censores indignum eum aditu curiae existimauerunt (texte établi par J. Briscoe, Teubner, 1998).
Leur sévérité trouva en M. Valerius Maximus et C. Junius Brutus Bubulcus des imitateurs qui, au cours de leur censure, ont appliqué le même genre de sanction. En effet ils ont chassé L. Antonius du Sénat parce qu’il avait répudié la jeune fille qu’il avait épousée, sans recourir au conseil de ses amis. Et ce délit est peut-être plus grave que le précédent. Car le premier est, à l’égard des rites du mariage, seulement un signe de mépris, celui-ci, un comportement contraire au droit. Les censeurs ont donc bien jugé quand ils ont considéré Antonius comme indigne d’avoir accès à la Curie (trad. R. Combès, CUF, modifiée).
Paris., Epitoma, 2, 9, 2 : M. Valerius Maximus C. Iunius Bubulcus censores L. Annium senatu mouerunt, quod quam uirginem duxerat repudiasset nullo amicorum consilio adhibito.
Les censeurs M. Valerius Maximus et C. Junius Bubulcus ont exclu du Sénat L. Annius, parce qu’il avait répudié la jeune fille qu’il avait épousée sans avoir réuni le conseil de ses amis.
La première difficulté est d’établir le nom de notre personnage. En effet, dans l’édition de la CUF et celle de la Loeb, R. Combès et D. R. Shackleton Bailey ont choisi de suivre l’abréviateur Julius Paris en donnant L. Annius contre tous les autres manuscrits de Valère Maxime utilisés[1]. Pourtant, malgré l’antériorité du manuscrit de Julius Paris qui lui a permis de corriger son manuscrit appelé Bernensis (IXe siècle), Loup de Ferrières ne donne pas Annius mais Antonius. De même, dans l’édition Teubner, J. Briscoe suit le consensus des trois manuscrits Bernensis, Florentinus et Bruxellensis issus d’une même source[2] et donne « fort. recte » L. Antonius[3]. L’unanimité des manuscrits pèse en effet plus que l’antériorité de l’abréviateur Julius Paris de sorte que nous préférons opter pour L. Antonius. Celui-ci était sans doute un membre de la gens Antonia ayant accompli une carrière minimale[4], sur laquelle les sources ne nous apprennent rien. Son expulsion du Sénat favorisa vraisemblablement son oubli, peut-être entretenu par une famille qui n’avait rien à gagner en rappelant son souvenir.
La date de l’épisode est également problématique puisqu’il a lieu lors de la censure de M. Valerius Maximus Corvinus et C. Junius Bubulcus Brutus, en 307[5]. Or cela s’oppose à la tradition, que Valère Maxime vient d’évoquer[6], faisant du divorce de Sp. Carvilius, daté de 231, le premier survenu à Rome[7]. Le scandale que provoqua Carvilius (Denys dit qu’il était « haï » du peuple), bien qu’il fût motivé par le désir de procréer, désir encouragé par les censeurs tout au long de la République, révèlerait la nouveauté du divorce à son époque. Il serait donc curieux que deux générations plus tôt, en 307, un certain L. Antonius divorçât sans écouter son consilium et que ce soit cette seule infraction qui fût sanctionnée par les censeurs[8]. Aussi, cet épisode, s’il est véridique, est-il soit situé à une époque où le divorce était une pratique plus courante et plus réglementée, donc postérieure au divorce de Carvilius, soit une preuve de la fausseté de l’exemplum de Carvilius. Ce dernier aurait été inventé afin de prouver la vertu des vieux Romains et de leurs épouses et de distinguer les Romains des autres peuples. Les études sur le sujet tendent à montrer que le divorce était une pratique répandue à Rome bien avant celui de Carvilius, et le cas de L. Antonius figure parmi leurs arguments[9]. Néanmoins, le divorce restait mal vu à Rome et il devait être sévèrement encadré par le mos : en ne respectant pas celui-ci, L. Antonius attira l’attention des censeurs[10]. Selon C. Fayer, la réunion du consilium n’était pas nécessaire si la femme était manifestement coupable. Peut-être L. Antonius considérait-il, à tort semble-t-il, que tel était le cas pour éviter la consultation du consilium prévu par la coutume. Ce non-respect des mores, en tentant de forcer les choses, expliquerait son blâme en 307.
Sur la procédure d’exclusion, l’utilisation du verbe mouere indique que L. Antonius faisait auparavant partie du Sénat de plein droit[11], donc qu’il était peut-être un ancien magistrat curule, en tout cas un sénateur choisi par les censeurs précédents, Ap. Claudius Caecus et C. Plautius Venox, premiers à avoir accompli la lectio senatus[12]. La périphrase indignum aditu curiae nous rappelle que la réfection de l’album avait été dévolue aux censeurs quelques années auparavant par le plébiscite ovinien adopté et fondée sur le choix des optimi[13]. Ainsi L. Antonius serait le premier sénateur connu à avoir été exclu du Sénat, en 307, seulement une dizaine d’années après l’attribution de la lectio senatus aux censeurs. Le motif peut s’inscrire dans le cadre du regimen morum puisque L. Antonius est coupable de n’avoir pas respecté le mos en ce qui concerne les affaires familiales.
N’ayant aucune information sur ce L. Antonius, nous ne savons pas ce qu’il advint après son exclusion du Sénat. Le caractère vague de l’épisode peut suggérer que cela avait brisé sa carrière et motivé la gens à occulter un personnage qui n’avait rien accompli de mémorable par ailleurs.
Faut-il comprendre l’exhumation de cette anecdote dans le cadre des guerres civiles où Octavien cherchait à affaiblir Antoine ? À l’occasion des attaques contre le divorce d’Octavie et sa vie avec Cléopâtre, le jeune fils de César utiliserait un épisode où un ancêtre du triumvir se livrait déjà à des pratiques matrimoniales contraires aux mœurs romaines. Valère Maxime aurait ainsi réutilisé un récit exhumé par les milieux proches d’Octavien et négligé ensuite après la victoire d’Actium. Cela expliquerait la faible diffusion de cet exemple dans nos sources et son caractère lapidaire. Ce laconisme, en suivant R. Syme[14], pourrait aussi signaler simplement la fausseté de la tradition. Les moralistes étaient tellement soucieux de montrer l’apparition tardive du divorce à Rome qu’ils passèrent sous silence les épisodes contradictoires, comme celui-ci, dont la gens Antonia n’avait d’ailleurs aucun intérêt à entretenir la mémoire. Les partisans d’Octavien, si ce n’est lui-même, le sortirent de son oubli pour l’utiliser contre Antoine dans la lutte pour le pouvoir et la légitimité.
Nous n’avons aucune information sur la vie de L. Antonius ni avant, ni après son exclusion du Sénat, ni aucun indice pour déceler l’existence de descendants.
[1] Combès 1995, p. 64-66 pour la liste des manuscrits et p. 206 pour le texte où Antonium apparaît dans les manuscrits BCDEGLMV.
[2] Briscoe 1998, p. X.
[3] Briscoe 1998, p. 139.
[4] Suolahti 1963, p. 437, rappelle son exclusion lorsqu’il présente l’orateur M. Antonius.
[5] Le nom du censeur apparaît simplement comme Iunius Brutus dans certains manuscrits et comme Brutus Bubulcus voire Bubulcus tout court dans d’autres : tous les éditeurs en ont déduit d’après les Fastes Capitolins, où les noms sont entiers, qu’il s’agissait du censeur de 307 (Liv., 9, 43, 25 et 10, 1, 9 ; Degrassi 1952, p. 38 sq., 110 et 422 sq.), C. Junius Brutus Bubulcus dont le collègue était M. Valerius Maximus pour qui l’établissement du nom ne pose aucune difficulté : MRR, 1, p. 165 et Suolahti 1963, p. 225-229.
[6] Val. Max., 2, 1, 4.
[7] Les sources sur ce divorce sont nombreuses : D.H., Ant. Rom., 2, 25, 7 ; Val. Max., 2, 1, 4 ; Plut., Comp. Thes. et Rom., 6, 3 ; Comp. Lyc. et Numa, 3, 7 ; Q. Rom., 14 = Moralia, 267 C ; Gell., 4, 3, 1 et 17, 21, 44 ; Tert., de Monog., 9, 8. Les dates données par ces auteurs sont différentes mais le consensus se fait autour de la première datation d’Aulu-Gelle, en 231. Cf. Fayer 1994-2005, 3, p. 70-72.
[8] Ce motif est clairement attesté par Valère Maxime et déjà Willems 1885, 1, p. 265 le reprend, suivi par l’ensemble des analystes comme A. O’Brien Moore, RE, Suppl. 6, 1935, s. v. Senatus, col. 688 ; Suolahti 1963, p. 226 ; Hölkeskamp 1987, p. 144.
[9] Fayer 1994-2005, 3, p. 78-82 rejoint Robleda 1982, p. 357-358 pour montrer que certaines dispositions des XII Tables attestent l’existence du divorce à Rome avant 231. Tous deux s’accordent à penser qu’en réalité celui de Carvilius fut le premier divorce pour un motif qui n’était pas inscrit parmi ces dispositions, la stérilité, et qui fut rajouté par la suite.
[10] Fayer 1994-2005, 3, p. 82 parle d’une aversion envers le divorce.
[11] Cf. Bur 2018, chapitre 4.1.
[12] Suolahti 1963, p. 220-225 ; cf. Bur 2018, chapitres 2.1-2.
[13] La datation de 307 fait de cet épisode notre première exclusion de sénateur nommé de nos sources. C’est la conclusion notamment de Hölkeskamp 1987, p. 144 ; Kunkel et Wittmann 1995, p. 443 ; Cornell 2000, p. 85. Contra Siber 1936, p. 49 qui propose une datation de la lex Ouinia entre 293 et 272 et qui suppose que L. Antonius fut certes blâmé par les censeurs mais non exclu du Sénat et que cette exclusion serait donc une interpolation.
[14] Syme 1955, p. 55 qui appelle notre personnage L. Annius.
Briscoe 1998 : Briscoe J., Valerius Maximus, 1, Stuttgart, 1998.
Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.
Combès 1995 : Combès R., Valère Maxime. Faits et dits mémorables, Paris, 1995.
Cornell 2000 : Cornell T. J., « The Lex Ovinia and the Emancipation of the Senate », dans Bruun C., The Roman Middle Republic. Politics, Religion, and Historiography c. 400 – 133 B.C. (Papers from a conference at the Institutum Romanum Finlandiae, September 11-12, 1998), Rome, 2000, p. 69-73.
Degrassi 1952 : Degrassi A., I Fasti consolari dell’impero romano dal 30 avanti Cristo al 613 dopo Cristo, Rome, 1952.
Fayer 1994-2005 : Fayer C., La Familia romana : aspetti giuridici e antiquari, Rome, 1994-2005 (3 vol.).
Hölkeskamp 1987: Hölkeskamp K.-J., Die Entstehung der Nobilität : Studien zur sozialen und politischen Geschichte der Römischen Republik im 4. Jhdt. v. Chr., Stuttgart, 1987.
Kunkel et Wittmann 1995 : Kunkel W. et Wittmann R., Staatsordnung und Staatspraxis der römischen Republik, 2, Die Magistratur, Munich, 1995.
Robleda 1982 : Robleda O., « Il divorzio in Roma prima di Costantino », ANRW, 2, 14, 1982, p. 347-390.
Siber 1936 : Siber H., Die plebejischen Magistraturen bis zur lex Hortensia, Leipzig, 1936.
Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.
Syme 1955 : Syme R., « Missing Senators », Historia, 1955, 4, p. 52-71.
Willems 1885 : Willems P., Le Sénat de la République romaine, Paris, 1885² (2 vol.).