Infames Romani

P. Cornelius P. f. L. n. Scipio Africanus [336]

Numéro
5
Identité
Catégorie
Procédures censoriales
Sous catégorie
Eviction du Sénat
Date de l'épisode
-184
Références prosopographiques

W. Henze, RE, 4/1, 1900, col. 1462-1470, n° 336 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 182-183, [I 71] ; Etcheto 2012, p. 162-165, n° 12. Signalons surtout la biographie de Scullard 1970 ; DPRR n° CORN0878.

Source
Source

Liv., 39, 52, 1-2 (a. 183) : quod censoribus M. Porcio L. Valerio <L. Valerium> principem senatus ipsum censorem lectum inuenio, cum superioribus duobus lustris Africanus fuisset, quo uiuo, nisi ut ille senatu moueretur, quam notam nemo memoriae prodidit, alius princeps in locum eius lectus non esset.


je trouve attesté que sous la censure de M. Porcius et L. Valerius, le censeur L. Valerius lui-même fut nommé princeps senatus, alors que l’Africain l’avait été pendant les deux précédents lustres ; et lui vivant, à moins qu’il n’ait été exclu du Sénat, mesure dont nul n’a transmis le souvenir, un autre princeps n’aurait pas été choisi pour le remplacer (trad. A.‑M. Adam, CUF).

Notice
Notice

Nous ne reviendrons pas ici sur la très riche carrière de Scipion l’Africain, fils et petit-fils de consuls[1]. Nous nous intéresserons uniquement sur un passage de Tite-Live ayant fait couler beaucoup d’encre[2]. Dans celui-ci, il s’interroge sur la date de la mort de l’Africain[3] et, pour résoudre le problème, il émet l’hypothèse d’une exclusion du Sénat qui ne le convainc guère. L’exclusion du Sénat serait éventuellement concevable dans le contexte du procès des Scipions qui provoqua l’exil à Literne du vainqueur d’Hannibal, se disant écœuré par l’ingratitude de sa patrie. Toutefois, il serait surprenant, comme le faisait déjà remarquer Tite-Live (quam notam nemo memoriae prodidit), qu’aucun auteur ancien n’ait conservé le souvenir d’une exclusion du Sénat de l’Africain, d’autant plus qu’elle aurait été accomplie par son vieil adversaire, Caton l’Ancien. Cet embarras fut dissipé par T. Mommsen qui mit en avant que les censeurs composaient l’album senatus en général à leur entrée en charge mais qu’ils pouvaient le modifier jusqu’à leur sortie de charge. En conséquence, nul besoin que Scipion soit mort avant la censure de Caton, il suffisait qu’il meure pendant celle-ci pour que Flaccus récupère le rang de princeps senatus[4]. La date de mort de l’Africain devint la nouvelle difficulté à surmonter puisque nous savons que Scipion, Hannibal et Philopoimen moururent la même année[5]. Or les sources tendraient toutes à désigner 182 comme l’année de la mort du général achéen, c’est-à-dire après la censure de Caton et Flaccus. Tout d’abord A. Aymard[6] a signalé que Tite-Live ne souhaitait pas s’étendre sur la guerre entre Messène et l’Achaïe et dans son résumé trop rapide, il ne mentionne la mort de Philopoimen que comme seul fait notable. Il utilise ensuite l’ordre des fragments de Polybe, auteur qui était nécessairement bien informé sur la mort de l’Africain, lui qui était un proche de son petit-fils, Scipion Émilien. A. Aymard fit ensuite remarquer que Polybe utilisait de toute évidence la chronologie olympique, qui put induire en erreur Tite-Live, et que la mort de Philopoimen se situait donc en 149/2 d’après ce comput, soit entre août 183 et juillet 182. Cette interprétation fut reprise par F. W. Walbank selon lequel Polybe avait voulu rapprocher la mort de son héros grec avec celle de l’Africain afin de grandir Philopoimen[7]. Or nous pouvons estimer que les censeurs sortirent de charge probablement vers la fin de l’automne 183[8]. Scipion pourrait donc être mort au cours de cette année olympique 149/2 et durant la censure de Caton, sans doute au tout début, entre août et novembre 183[9].


Nous sommes donc confrontés au problème de savoir si et, le cas échéant, comment, Scipion fut remplacé par Flaccus comme princeps senatus[10]. En effet les sources ont retenu de cette censure que Caton nomma son collègue Valerius Flaccus prince du Sénat[11] sans préciser quel fut le sort de Scipion qui était encore en vie au moment de la lectio senatus, occasion traditionnelle du choix du prince du Sénat. J. Suolahti, une fois que la mort de Scipion fut solidement établie en 183, supposa que Scipion avait été écarté par son adversaire Caton[12]. Or, à cette date, Scipion s’était retiré à Literne pour mettre fin à un procès, peut-être de proditio[13]. La question serait donc de savoir si Scipion fut exclu du Sénat ou simplement déchu de son principatus par Caton et Flaccus afin de permettre la nomination de ce dernier. L’exclusion du Sénat d’un personnage aussi couvert de gloire que l’Africain aurait nécessairement laissé des traces dans nos sources (ou du moins dans celles consultées par Tite-Live), ne serait-ce que comme un exemple des aléas de la Fortune, et est à ce titre hautement improbable. En revanche, les censeurs pouvaient tout à fait refuser de maintenir Scipion comme prince du Sénat et lui redonner le rang qu’il occupait avant cette nomination. J. Briscoe, suivi par H. Etcheto, ont supposé que les censeurs, prétextant l’exil de Scipion, qui avait proclamé qu’il ne comptait plus revenir à Rome, et l’importance de la fonction de princeps senatus, avaient pu justifier son remplacement par Flaccus à la tête du Sénat[14]. Toutefois une telle procédure était sans précédent en 184 et, à ce titre, elle n’aurait pas manqué de déshonorer l’Africain[15], qui, malgré ses déboires judiciaires récents, restait le héros de la guerre contre Hannibal et dans une moindre mesure contre Antiochos III. L’abandon des poursuites à la suite de son exil était révélateur de la popularité dont jouissait encore l’Africain et de la nécessité de ne pas trop écorner l’honneur de ce personnage qui s’était résigné à abandonner la patrie[16]. F. X. Ryan a, selon nous, bien démontré que Scipion l’Africain ne pouvait pas avoir été déchu de son rang et qu’il était fort improbable qu’il l’abandonnât de son plein gré comme le suggérait également J. Suolahti[17]. Afin de résoudre le paradoxe entre le nécessaire remplacement de l’Africain et son impossible dégradation, F. X. Ryan reprit l’opinion de T. Mommsen selon laquelle les censeurs pouvaient nommer le princeps senatus pendant ou après la lectio bien qu’ils le fassent généralement au cours de celle-ci[18]. Par conséquent, Caton et Flaccus pouvaient avoir reconduit Scipion lors de la lectio de 184 et l’avoir remplacé à sa mort, à l’été 183, par Flaccus. La nomination de ce dernier aurait été la seule conservée par les historiens, et la reconduction de Scipion l’Africain, puisqu’elle dura peu et qu’il n’avait pas dû l’exercer en raison de son exil, disparut des mémoires[19].


En conclusion, Scipion l’Africain mourut la même année olympique, 149/2, que Philopoimen et Hannibal, mais au début de celle-ci, à l’été 183, donc durant la censure de Caton et de Flaccus. Ceux-ci, après l’avoir reconduit comme princeps senatus, le remplacèrent par Valerius Flaccus à sa mort, un an environ après la lectio senatus. Il n’y eut donc pas d’exclusion ni même de dégradation au sein du Sénat.






[1] Son père, P. Cornelius Scipio (W. Henze, RE, 4/1, 1900, col. 1434-1437, n° 330 s. v. Cornelius) fut consul en 218, son grand-père, L. Cornelius Scipio (F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1428-1431, n° 323 s. v. Cornelius) en 259 et enfin son arrière-grand-père L. Cornelius Scipio Barbatus (F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1488-1491, n° 343 s. v. Cornelius) en 298.


[2] Liv., 39, 52, 1‑2.


[3] En 39, 52, 3, il avait déjà écarté la date donnée par Valerius Antias : 187.


[4] Mommsen 1879, p. 488-489.


[5] D.S., 29, 18-21 ; Liv., 39, 50, 10 ; Iustin., 22, 4, 9.


[6] Aymard 1967, p. 22-39.


[7] Walbank 1979, p. 239.


[8] La censure durait 18 mois et Caton et Flaccus furent élus avant que les consuls ne partent pour leurs provinces (Liv., 39, 41, 5), soit au printemps 184, et entrèrent en charge certainement peu après.


[9] Walbank 1979, p. 238 ; Briscoe 2008, p. 395 ; Etcheto 2012, p. 165.


[10] Scipion l’Africain fut nommé prince du Sénat pour la première fois lors de sa censure en 199 et fut renommé en 194 et 189. Cf. Ryan 1998, p. 179.


[11] Ryan 1998, p. 180 qui s’appuie sur Liv., 39, 52, 1 et Plut., Cat. Ma., 17, 1.


[12] Suolahti 1972, p. 214. Il avait d’abord cru (Suolahti 1963, p. 351) que Scipion était mort au moment de la lectio.


[13] Sur le procès des Scipion voir en particulier : Fraccaro 1956a [1911] et 1956 [1939] ; Adam 1980. Nous renvoyons également à la version manuscrite de la thèse d’H. Etcheto, Etcheto 2008, p. 680‑687 qui offre un appendice sur cette question.


[14] Briscoe 2008, p. 396 et Etcheto 2008, p. 684-687, en particulier la note 2247.


[15] Ryan 1998, p. 245.


[16] Etcheto 2008, p. 684.


[17] Suolahti, loc. cit.


[18] Ryan 1998, p. 232-234. La mort d’un princeps senatus durant une censure devait être un fait relativement rare. Aussi Caton et Flaccus, face à cette situation, purent remplacer Scipion sans troubler l’opinion en avançant l’importance de la fonction.


[19] Ryan 1998, p. 245-246.

Bibliographie
Bibliographie

Adam 1980 : Adam R., « Valerius Antias et la fin de l’Africain », REL, 1980, 58, p. 90-99.


Aymard 1967 : Aymard A., Études d’Histoire ancienne, Paris, 1967.


Briscoe 2008 : Briscoe J., A Commentary on Livy. Books 38-40, Oxford, 2008.


Etcheto 2008 : Etcheto H., Les Cornelii Scipiones, Thèse dactylographiée de l’Université Bordeaux 3, 2008.


Etcheto 2012 : Etcheto H., Les Scipions. Famille et pouvoir à Rome à l’époque républicaine, Bordeaux, 2012.


Fraccaro 1956 [1939] : Fraccaro P., « Ancora sui processa degli Scipioni », Athenaeum, 1939, 27, p. 3-26 (= Id., Opuscula, 1, Pavie, 1956, p. 392-415).


Fraccaro 1956a [1911] : Fraccaro P., « Ricerche storiche e letterarie sulla censura del 184/183 », dans Pais E. (dir.), Studi storici per l’antichità classica, 4, 1911, p. 1-137 (= Id., Opuscula, 1, Pavie, 1956, p. 417‑508) (pagination dans la seconde édition).


Mommsen 1879 : Mommsen T., Römische Forschungen, 2, Berlin, 1879.


Ryan 1998 : Ryan F. X., Rank and Participation in the Republican Senate, Stuttgart, 1998.


Scullard 1970 Scullard H. H., Scipio Africanus, Ithaca, 1970.


Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.


Suolahti 1972 : Suolahti J., « Princeps senatus », Arctos, 1972, 7, p. 207-218.


Walbank 1979 : Walbank F. W., A Historical Commentary on Polybius, 3, Commentary on books XIX-XL, Oxford, 1979.


Clément Bur, Infames Romani n°5, Albi, INU Champollion, Pool Corpus, 2018, mis à jour le 2018-09-19