Plb., 6, 58, 2-13 : Ἀννίβας γὰρ ἐπειδὴ τῇ περὶ Κάνναν μάχῃ περιγενόμενος Ῥωμαίων ἐγκρατὴς ἐγένετο τῶν τὸν χάρακα φυλαττόντων ὀκτακισχιλίων, ζωγρήσας ἅπαντας συνεχώρησε διαπέμπεσθαι σφίσι πρὸς τοὺς ἐν οἴκῳ περὶ λύτρων καὶ σωτηρίας. Τῶν δὲ προχειρισαμένων δέκα τοὺς ἐπιφανεστάτους, ὁρκίσας ἦ μὴν ἐπανήξειν πρὸς αὐτόν, ἐξέπεμψε τούτους. Εἷς δὲ τῶν προχειρισθέντων ἐκπορευόμενος ἐκ τοῦ χάρακος ἤδη, καί τι φήσας ἐπιλελῆσθαι, πάλιν ἀνέκαμψε, καὶ λαβὼν τὸ καταλειφθὲν αὖθις ἀπελύετο, νομίζων διὰ τῆς ἀναχωρήσεως τετηρηκέναι τὴν πίστιν καὶ λελυκέναι τὸν ὅρκον. Ὧν παραγενομένων εἰς τὴν Ῥώμην, καὶ δεομένων καὶ παρακαλούντων τὴν σύγκλητον μὴ φθονῆσαι τοῖς ἑαλωκόσι τῆς σωτηρίας, ἀλλ’ ἐᾶσαι τρεῖς μνᾶς ἕκαστον καταβαλόντα σωθῆναι πρὸς τοὺς ἀναγκαίους· τοῦτο γὰρ συγχωρεῖν ἔφασαν τὸν Ἀννίβαν· εἶναι δ’ ἀξίους σωτηρίας αὑτούς· οὔτε γὰρ ἀποδεδειλιακέναι κατὰ τὴν μάχην οὔτ’ ἀνάξιον οὐδὲν πεποιηκέναι τῆς Ῥώμης, ἀλλ’ ἀπολειφθέντας τὸν χάρακα τηρεῖν, πάντων ἀπολομένων τῶν ἄλλων ἐν τῇ μάχῃ τῷ καιρῷ περιληφθέντας ὑποχειρίους γενέσθαι τοῖς πολεμίοις. Ῥωμαῖοι δὲ μεγάλοις κατὰ τὰς μάχας περιπεπτωκότες ἐλαττώμασι, πάντων δ’ ὡς ἔπος εἰπεῖν ἐστερημένοι τότε τῶν συμμάχων, ὅσον οὔπω δὲ προςδοκῶντες τὸν περὶ τῆς πατρίδος αὐτοῖς ἐκφέρεσθαι κίνδυνον, διακούσαντες τῶν λεγομένων οὔτε τοῦ πρέποντος αὑτοῖς εἴξαντες ταῖς συμφοραῖς ὠλιγώρησαν οὔτε τῶν δεόντων οὐδὲν τοῖς λογισμοῖς παρεῖδον, ἀλλὰ συνιδόντες τὴν Ἀννίβου πρόθεσιν, ὅτι βούλεται διὰ τῆς πράξεως ταύτης ἅμα μὲν εὐπορῆσαι χρημάτων, ἅμα δὲ τὸ φιλότιμον ἐν ταῖς μάχαις ἐξελέσθαι τῶν ἀντιταττομένων, ὑποδείξας ὅτι τοῖς ἡττημένοις ὅμως ἐλπὶς ἀπολείπεται σωτηρίας, τοςοῦτ’ ἀπέσχον τοῦ ποιῆσαί τι τῶν ἀξιουμένων ὥστ’ οὔτε τὸν τῶν οἰκείων ἔλεον οὔτε τὰς ἐκ τῶν ἀνδρῶν ἐσομένας χρείας ἐποιήσαντο περὶ πλείονος, ἀλλὰ τοὺς μὲν Ἀννίβου λογισμοὺς καὶ τὰς ἐν τούτοις ἐλπίδας ἀπέδειξαν κενάς, ἀπειπάμενοι τὴν διαλύτρωσιν τῶν ἀνδρῶν, τοῖς δὲ παρ’ αὑτῶν ἐνομοθέτησαν ἢ νικᾶν μαχομένους ἢ θνήσκειν, ὡς ἄλλης οὐδεμιᾶς ἐλπίδος ὑπαρχούσης εἰς σωτηρίαν αὐτοῖς ἡττωμένοις. Διὸ καὶ ταῦτα προθέμενοι τοὺς μὲν ἐννέα τῶν πρεσβευτῶν ἐθελοντὴν κατὰ τὸν ὅρκον ἀναχωροῦντας ἐξέπεμψαν, τὸν δὲ σοφισάμενον πρὸς τὸ λῦσαι τὸν ὅρκον δήσαντες ἀποκατέστησαν πρὸς τοὺς πολεμίους, ὥστε τὸν Ἀννίβαν μὴ τοσοῦτον χαρῆναι νικήσαντα τῇ μάχῃ Ῥωμαίους ὡς συντριβῆναι καταπλαγέντα τὸ στάσιμον καὶ τὸ μεγαλόψυχον τῶν ἀνδρῶν ἐν τοῖς διαβουλίοις.
Quand Hannibal, vainqueur des Romains à Cannes, eut en son pouvoir les huit mille hommes qui gardaient le camp, il les fit tous prisonniers et leur permit d’envoyer chez eux une délégation pour traiter de leur rançon et de leur salut. Ils désignèrent dix d’entre eux, les personnages les plus considérables, qu’Hannibal laissa partir après leur avoir fait jurer de revenir auprès de lui. Or l’un des hommes ainsi désignés, au moment où il sortait déjà du camp, retourna sur ses pas en disant qu’il avait oublié quelque chose ; quand il eut pris ce qu’il avait laissé, il repartit, avec l’idée que, grâce à ce retour, il avait tenu parole et se trouvait libéré de son serment. Quand ils furent à Rome, ils adressèrent au Sénat des prières et des exhortations, pour qu’il ne privât pas les prisonniers du moyen de se sauver et qu’il laissât chacun verser trois mines afin d’être rendu sain et sauf à sa famille : car Hannibal, disaient-ils, acceptait cela, et les prisonniers méritaient d’être sauvés : ils n’avaient pas faibli dans le combat et n’avaient rien fait d’indigne de Rome, puisque, laissés pour garder le camp, ils avaient été contraints par les circonstances, une fois tous les autres tombés au combat, de se livrer à l’ennemi. Or les Romains avaient sans doute subi de grands revers dans cette guerre, ils se trouvaient alors privés pour ainsi dire de tous leurs alliés et ils s’attendaient à voir l’attaque contre leur patrie se produire d’un instant à l’autre ; mais après avoir bien écouté ce qu’on leur disait, ils n’oublièrent pas leur honneur sous la pression de l’adversité et ne négligèrent dans leurs calculs rien de ce qui était leur devoir : ils virent l’objectif d’Hannibal, qui voulait, en agissant ainsi, à la fois se procurer beaucoup d’argent et éliminer chez ses adversaires l’acharnement au combat, en laissant entendre que des vaincus gardaient malgré tout l’espoir d’être sauvés ; aussi, loin d’accéder en rien à leurs requêtes, il firent passer au second plan la pitié qu’inspiraient ces familles, et les services que ces hommes auraient encore rendus ; ils refusèrent le paiement de la rançon, rendant vains les calculs d’Hannibal et les espoirs qu’il fondait là-dessus, en même temps qu’une loi ordonna à leurs troupes de vaincre au combat ou de mourir, aucun espoir de salut ne subsistant en cas de défaite. C’est pourquoi, une fois ces décisions prises, ils renvoyèrent les neuf délégués qui repartaient de leur plein gré, conformément au serment ; mais celui qui avait rusé pour se libérer du serment fut remis enchaîné aux ennemis ; ainsi la joie d’Hannibal, d’avoir vaincu les Romains, ne fut pas aussi grande que son inquiétude et sa stupeur devant la fermeté et la grandeur d’âme que les Romains manifestaient dans leurs résolutions (trad. R. Weil et C. Nicolet).
Cic., Off., 1, 40 : Secundo autem Punico bello post Cannensem pugnam quos decem Hannibal Romam misit astrictos iure iurando se redituros esse nisi de redimendis is, qui capti erant, impetrassent, eos omnes censores, quoad quisque eorum uixit, quod peierassent in aerariis reliquerunt, nec minus illum, qui iure iurando fraude culpam inuenerat. Cum enim permissu Hannibalis exisset e castris, rediit paulo post, quod se oblitum nescio quid diceret ; deinde egressus e castris iure iurando se solutum putabat, et erat uerbis, re non erat.
Dans la seconde guerre Punique, après la bataille de Cannes, Hannibal envoya à Rome dix prisonniers liés par le serment qu’ils reviendraient s’ils n’obtenaient pas gain de cause pour le rachat des prisonniers. Tous, parce qu’ils s’étaient parjurés, les censeurs les reléguèrent, chacun à vie durant, au nombre des éraires, sans excepter celui qui, dans son serment, avait commis une faute par fraude. En effet, sorti du camp avec la permission d’Hannibal, il y rentre peu après, en disant qu’il avait oublié je ne sais quoi ; ayant de nouveau quitté le camp, il s’estimait délié de son serment : il l’était quant aux termes de l’engagement, il ne l’était pas quant à la réalité (trad. M. Testard, CUF).
Cic., Off., 3, 113-115 : Sed, ut laudandus Regulus in conseruando iure iurando, sic decem illi, quos post Cannensem pugnam iuratos ad senatum misit Hannibal, se in castra redituros ea, quorum erant potiti Poeni, nisi de redimendis captiuis impetrauissent, si non redierunt, uituperandi. De quibus non omnes uno modo. Nam Polybius, bonus auctor inprimis, ex decem nobilissimis, qui tum erant missi, <unum, qui> egressus e castris redisset, quasi aliquid esset oblitus, Romae remansisse. Reditu enim in castra liberatum se esse iure iurando interpretabatur, non recte. Fraus enim distringit, non dissoluit periurium. Fuit igitur stulta calliditas, peruerse imitata prudentiam. Itaque decreuit senatus, ut ille ueterator et callidus, uinctus ad Hannibalem duceretur. [...] Acilius autem, qui Graece scripsit historiam, plures ait fuisse, qui in castra reuertissent eadem fraude, ut iure iurando liberarentur eosque a censoribus omnibus ignominiis notatos.
Mais, de même qu’il faut louer Regulus dans le respect de son serment, de même faut-il blâmer, s’il est vrai qu’ils ne revinrent pas, les dix personnages qu’Hannibal, à la suite de la bataille de Cannes, envoya au Sénat, après qu’ils eussent juré qu’ils reviendraient au camp – celui dont les Carthaginois s’étaient emparés – si, à propos du rachat des prisonniers, ils n’avaient pas abouti. À leur sujet, tous les auteurs ne rapportent pas les choses de la même façon. De fait, Polybe, l’une des meilleures autorités, dit que sur les dix très nobles personnages qui avaient été alors envoyés, neuf revinrent, l’accord du Sénat n’ayant pas été obtenu ; mais que l’un des dix, qui, peu après être sorti du camp, y était revenu, comme s’il avait oublié quelque chose, resta à Rome. Par ce retour au camp, en effet, il estimait qu’il s’était dégagé de son serment, mais à tort ; la tromperie en effet renforce, mais ne supprime pas le parjure. Ainsi était-ce une sotte rouerie, contrefaçon perverse de la prudence. C’est pourquoi le Sénat décréta que ce fin madré serait conduit, enchaîné, à Hannibal. […] Mais Acilius, qui écrivit son histoire en grec, affirme qu’ils furent plus nombreux à retourner au camp, usant de la même ruse, afin de se dégager de leur serment, et qu’ils furent par les censeurs, marqués de toutes les flétrissures (trad. M. Testard, CUF).
Liv., 22, 58, 6 – 59, 1 (a. 216) : Placuit suffragio ipsorum decem deligi qui Romam ad senatum irent, nec pignus aliud fidei quam ut iurarent se redituros acceptum. Missus cum his Carthalo, nobilis Carthaginiensis, qui, si forte ad pacem inclinaret animus, condiciones ferret. Cum egressi castris essent, unus ex iis, minime Romani ingenii homo uelut aliquid oblitus, iuris iurandi soluendi causa cum in castra redisset, ante noctem comites adsequitur. Vbi Romam uenire eos nuntiatum est, Carthaloni obuiam lictor missus, qui dictatoris uerbis nuntiaret ut ante noctem excederet finibus Romanis.
Legatis captiuorum senatus ab dictatore datus est, quorum princeps
On [Hannibal] décida qu’ils [les prisonniers] choisiraient eux-mêmes dix d’entre eux pour se présenter au Sénat à Rome, et on accepta comme seule garantie de leur bonne foi le serment qu’ils reviendraient. Avec eux fut envoyé Carthalo, noble Carthaginois, afin que, s’il voyait par hasard les esprits pencher de ce côté, il présentât des conditions de paix. Comme ils étaient sortis du camp, l’un des délégués, dont le caractère n’avait rien de romain, feignant d’avoir oublié quelque chose, rentra au camp carthaginois pour se délier de son serment, et, avant la nuit, rejoignit ses compagnons. Quand on annonça qu’ils venaient vers Rome, un licteur fut envoyé au devant de Carthalo pour l’inviter, au nom du dictateur, à sortir avant la nuit du territoire romain.
Les délégués des prisonniers obtinrent du dictateur une audience du Sénat. Leur chef parla ainsi (trad. E. Lasserre, Classiques Garnier).
Liv., 22, 61, 1-10 (a. 216) : Postquam Manlius dixit, quamquam patrum quoque plerosque captiui cognatione attingebant, praeter exemplum ciuitatis minime in captiuos iam inde antiquitus indulgentis, pecuniae quoque summa homines mouit, quia nec aerarium exhauriri, magna iam summa erogata in seruos ad militiam emendos armandosque, nec Hannibalem, maxime huiusce rei, ut fama erat, egentem, locupletari uolebant. Cum triste responsum non redimi captiuos redditum esset nouusque super ueterem luctus tot iactura ciuium adiectus esset, cum magnis fletibus questibus legatos ad portam prosecuti sunt. Vnus ex iis domum abiit, quod fallaci reditu in castra iure iurando se exsoluisset. Quod ubi innotuit relatumque ad senatum est, omnes censuerunt comprehendendum et custodibus publice datis deducendum ad Hannibalem esse. Est et alia de captiuis fama : decem primos uenisse ; de eis cum dubitatum in senatu esset admitterentur in urbem necne, ita admissos esse ne tamen iis senatus daretur ; morantibus deinde longius omnium spe alios tres insuper legatos uenisse, L. Scribonium et C. Calpurnium et L. Manlium ; tum demum ab cognato Scriboni tribuno plebis de redimendis captiuis relatum esse nec censuisse redimendos senatum ; et nouos legatos tres ad Hannibalem reuertisse, decem ueteres remansisse, quod per causam recognoscendi nomina captiuorum ad Hannibalem ex itinere regressi religione sese exsoluissent ; de iis dedendis magna contentione actum in senatu esse uictosque paucis sententiis qui dedendos censuerint ; ceterum proximis censoribus adeo omnibus notis ignominiisque confectos esse ut quidam eorum mortem sibi ipsi extemplo consciuerint, ceteri non foro solum omni deinde uita sed prope luce ac publico caruerint. Mirari magis adeo discrepare inter auctores quam quid ueri sit discernere queas.
Quand Manlius eut parlé, quoique la plupart des sénateurs fussent, eux aussi, unis à des captifs par la parenté, non seulement les exemples antérieurs donnés par un État qui, depuis l’antiquité, n’avait jamais eu aucune indulgence pour les prisonniers, mais la somme à dépenser firent impression, car on ne voulait ni épuiser le trésor, auquel on avait déjà demandé une forte somme pour acheter les esclaves qui allaient être soldats et les armer, ni enrichir d’argent Hannibal quand, d’après les bruits courants, c’était la chose dont il manquait le plus. Comme la funeste réponse « qu’on ne rachetait pas les prisonniers » avait été rendue, et que le nouveau deuil provoqué par la perte de tant de citoyens s’était ajouté à l’ancien, ce fut avec bien des pleurs et des lamentations qu’on accompagna les délégués jusqu’à la porte. L’un d’eux s’en alla chez lui, sous prétexte que, par son retour trompeur au camp carthaginois, il s’était délié de son serment. Le fait connu et rapporté aux sénateurs, tous furent d’avis de le faire arrêter et conduire à Hannibal par des gardiens publics.
Il y a une autre façon de conter cette histoire des prisonniers : il en vint, dit-on, d’abord dix ; après avoir hésité, au Sénat, à les admettre ou non dans Rome, on les y admit, à condition toutefois que le Sénat ne les entendrait pas ; puis, comme ils s’attardaient à Rome plus que personne ne s’y attendait, il arriva trois autres délégués, L. Scribonius, C. Calpurnius et L. Manlius ; alors seulement un parent de Scribonius, un tribun de la plèbe, en référa, au sujet du rachat des captifs, au Sénat, qui décida de ne pas les racheter ; et les trois nouveaux délégués retournèrent au camp d’Hannibal, mais les dix premiers restèrent à Rome, sous prétexte qu’étant, après leur départ, - afin, avaient-ils dit, de vérifier encore les noms des prisonniers - retournés auprès d’Hannibal, ils s’étaient déliés de leur serment ; on discuta longuement, au Sénat, de leur livraison à Hannibal, mais à une majorité de quelques voix, ceux qui voulaient les livrer furent battus ; d’ailleurs, les premiers censeurs entrés en charge après cela les accablèrent de telle façon de blâmes et de flétrissures, que certains se résolurent d’eux-mêmes à mourir, et que les autres restèrent, pendant tout le reste de leur vie, éloignés non seulement du forum, mais presque du jour et de la voie publique. On s’étonne de telles différences entre les sources plus qu’on ne peut discerner la vérité (trad. E. Lasserre, Classiques Garnier).
Liv., 24, 18, 5-9 (a. 214) : Secundum eos citati nimis callidi exsoluendi iuris iurandi interpretes, qui captiuorum ex itinere regressi clam in castra Hannibalis solutum quod iurauerant redituros rebantur. His superioribusque illis equi adempti qui publicum equum habebant, tribuque moti aerarii omnes facti. Neque senatu modo aut equestri ordine regendo cura se censorum tenuit. Nomina omnium ex iuniorum tabulis excerpserunt qui quadriennio non militassent, quibus neque uacatio iusta militiae neque morbus causa fuisset. Et ea supra duo milia nominum in aerarios relata tribuque omnes moti ; additumque tam truci censoriae notae triste senatus consultum, ut ei omnes quos censores notassent pedibus mererent mitterenturque in Siciliam ad Cannensis exercitus reliquias, cui militum generi non prius quam pulsus Italia hostis esset finitum stipendiorum tempus erat.
Après eux furent cités à comparaître des prisonniers qui, interprètes trop habiles des serments et de la façon dont on peut s’en libérer, étaient, en cours de route, revenus en cachette dans le camp d’Hannibal et pensaient être libérés de leur serment d’y retourner. À eux et aux précédents fut enlevé le cheval public pour ceux qui le possédaient ; ils furent tous aussi exclus de leur tribu et faits aerarii. La surveillance des censeurs ne se borna pas d’ailleurs à corriger la conduite du Sénat et de l’ordre équestre ; ils relevèrent dans les listes des jeunes mobilisables les noms de tous ceux qui n’avaient pas fait leur service militaire pendant quatre ans sans avoir eu d’exemption légitime de service ou de maladie pour excuse. Et leurs noms – plus de 2 000 – furent inscrits sur la liste des aerarii et tous furent changés de tribu. À cette flétrissure si impitoyable des censeurs s’ajouta un terrible sénatus-consulte : tous ceux que les censeurs avaient flétris devaient servir dans l’infanterie et seraient envoyés en Sicile rejoindre les restes de l’armée de Cannes, catégorie de soldats dont le temps de service ne prendrait fin qu’après l’expulsion d’Italie de l’ennemi (trad. P. Jal, CUF, modifiée)
Val. Max., 2, 9, 8 : Eos <quo>que graui nota adfecerunt, qui cum in potestatem Hannibalis uenissent, legati ab eo missi ad senatum de permutandis captiuis, neque inpetrassent quod petebant, in urbe manserunt, quia et Romano sanguini fidem praestare conueniens erat et M. Atilius Regulus censor perfidiam notabat, cuius pater per summos cruciatus expirare quam fallere Karthaginienses satius esse duxerat. Iam haec censura ex foro in castra transcendit, quae neque timeri neque decipi uoluit hostem.
Ils [les censeurs de 214] infligèrent aussi une grave sanction à ceux qu’Hannibal avait réduits à son pouvoir, qu’il avait envoyés au Sénat pour négocier un échange de prisonniers et qui, n’ayant pas obtenu ce qu’ils venaient demander, restèrent à Rome : décision inspirée par la conviction que le sang romain exigeait qu’on fût fidèle à sa parole et le fait que le censeur qui sanctionnait le manque de parole s’appelait M. Atilius Regulus et qu’il avait un père qui avait préféré mourir dans les pires supplices plutôt que de tromper les Carthaginois. Alors une telle attitude a fait passer la censure du forum au camp, quand elle exigea qu’on refusât aussi bien de craindre que de tromper l’ennemi (trad. R. Combès, CUF).
App., Hann., 118-122 : Ἀννίβου δὲ δόντος τοῖς αἰχμαλώτοις ἐς Ῥώμην πρεσβεύσασθαι περὶ σφῶν, εἰ θέλοιεν αὐτοὺς οἱ ἐν ἄστει λύσασθαι χρημάτων, καὶ τοὺς αἱρεθέντας ὑπ’ αὐτῶν τρεῖς, ὧν ἡγεῖτο Γναῖος Σεμπρώνιος, ὁρκώσαντος ἐς αὐτὸν ἐπανήξειν, οἱ μὲν οἰκεῖοι τῶν ἁλόντων, περιστάντες τὸ βουλευτήριον, ἐπηγγέλλοντο λύσεσθαι τοὺς οἰκείους ἕκαστος ἰδίοις χρήμασι καὶ παρεκάλουν τὴν βουλὴν τοῦτο σφίσιν ἐπιτρέψαι, καὶ ὁ δῆμος αὐτοῖς συνεδάκρυε καὶ συνεδεῖτο. Τῶν δὲ βουλευτῶν οἳ μὲν οὐκ ἠξίουν ἐπὶ τοσαῖσδε συμφοραῖς ἄλλους τοσούσδε βλαβῆναι τὴν πόλιν οὐδὲ δούλους μὲν ἐλευθεροῦν, τοὺς δὲ ἐλευθέρους ὑπερορᾶν, οἳ δ’ οὐκ ᾤοντο δεῖν αὐτοὺς ἐθίζειν τῷδε τῷ ἐλέῳ φεύγειν, ἀλλ’ ἢ νικᾶν μαχομένους ἢ ἀποθνήσκειν, ὡς οὐκ ὂν οὐδ’ ὑπὸ τῶν οἰκείων ἐλεεῖσθαι τὸν φυγόντα. Πολλῶν δὲ παραδειγμάτων ἐς ἑκάτερα λεχθέντων οὐκ ἐπέτρεψεν ἡ βουλὴ τοῖς συγγενέσι λύσασθαι τοὺς αἰχμαλώτους, ἡγουμένη, πολλῶν σφίσιν ἔτι κινδύνων ἐπόντων, οὐ συνοίσειν ἐς τὸ μέλλον τὴν ἐν τῷ παρόντι φιλανθρωπίαν, τὸ δ’ ἀπάνθρωπον, εἰ καὶ σκυθρωπὸν εἴη, πρός τε τὰ μέλλοντα χρήσιμον ἔσεσθαι καὶ ἐν τῷ παρόντι καταπλήξειν Ἀννίβαν τῷ τολμήματι. Σεμπρώνιος οὖν καὶ οἱ σὺν αὐτῷ δύο τῶν αἰχμαλώτων πρὸς Ἀννίβαν ἐπανῄεσαν. Ὃ δ’ ἔστι μὲν οὓς ἀπέδοτο τῶν αἰχμαλώτων, ἔστι δ’ οὓς ὑπ’ ὀργῆς ἀνῄρει καὶ τοῖς σώμασι τὸν ποταμὸν ἐγεφύρου καὶ ἐπέρα. Ὅσοι δ’ ἦσαν ἀπὸ τῆς βουλῆς ἢ ἄλλως ἐπιφανεῖς, μονομαχεῖν αὐτοὺς ὑπὸ θεαταῖς τοῖς Λίβυσιν ἠνάγκασεν, πατέρας τε υἱοῖς καὶ ἀδελφοὺς ἀδελφοῖς, οὐδὲν ἐκλείπων ὑπεροψίας ὠμῆς.
Comme Hannibal avait permis aux prisonniers d’envoyer une délégation à Rome négocier leur sort, pour le cas où les Romains consentiraient à les libérer contre une rançon, et qu’il avait fait jurer de revenir aux trois émissaires qu’ils avaient élus, dirigés par Gnaeus Sempronius, les parents des prisonniers, qui avaient entouré la Curie, s’engageaient à libérer leurs proches, chacun à ses propres frais, et ils exhortaient le Sénat à leur accorder cette faveur, et le peuple se joignait à leurs larmes et leurs prières. Parmi les sénateurs, les uns n’admettaient pas qu’après tant de malheurs, la cité subît la perte d’autres citoyens en si grand nombre, ni non plus de voir négliger des hommes libres alors qu’on affranchissait des esclaves. D’autres sénateurs pensaient qu’on ne devait pas les habituer à fuir par cette marque de pitié, mais à vaincre en combattant ou à périr dans la pensée qu’il est impossible au fuyard d’être pris en pitié, même par ses parents. De nombreux exemples ayant été allégués dans les deux sens, le Sénat ne permit pas aux familles de libérer les prisonniers : il estimait, devant les nombreux périls qui attendaient encore les Romains, que faire preuve présentement d’humanité n’offrirait, pour l’avenir, aucun avantage. En revanche, faire preuve d’inhumanité, même si c’était sévère, serait utile pour l’avenir et, dans l’immédiat, cette mesure impressionnerait Hannibal par son audace. Sempronius donc et les deux prisonniers qui l’accompagnaient retournèrent auprès d’Hannibal. Ce dernier mit en vente une partie des prisonniers ; il en fit périr d’autres sous l’effet de la colère et, avec leurs cadavres, il construisit une chaussée pour traverser le fleuve. Quant aux sénateurs et simples notables, il les força à se battre entre eux, pères contre fils et frères contre frères, ne négligeant aucune cruelle humiliation (trad. D. Gaillard).
Gell., 6, 18, 2-11 : <Post> proelium Cannense Hannibal, Carthaginiensium imperator, ex captiuis nostris electos decem Romam misit mandauitque eis pactusque est, ut, si populo Romano uideretur, permutatio fieret captiuorum et pro his, quos alteri plures acciperent, darent argenti pondo libram et selibram. Hoc, priusquam proficiscerentur, iusiurandum eos adegit redituros esse in castra Poenica, si Romani captiuos non permutarent.
Veniunt Romam decem captiui. Mandatum Poeni imperatoris in senatu exponunt. Permutatio senatui non placita. Parentes cognati adfinesque captiuorum amplexi eos postliminio in patriam redisse dicebant statumque eorum integrum incolumemque esse ac, ne ad hostes redire uellent, orabant. Tum octo ex his postliminium iustum non esse sibi responderunt, quoniam deiurio uincti forent, statimque, uti iurati erant, ad Hannibalem profecti sunt. Duo reliqui Romae manserunt solutosque esse se ac liberatos religione dicebant, quoniam, cum egressi castra hostium fuissent, commenticio consilio regressi eodem, tamquam si ob aliquam fortuitam causam, issent atque ita iureiurando satisfacto rursum iniurati abissent. Haec eorum fraudulenta calliditas tam esse turpis existimata est, ut contempti uulgo discerptique sint censoresque eos postea omnium notarum et damnis et ignominiis adfecerint, quoniam, quod facturos deierauerant, non fecissent.
Cornelius autem Nepos in libro exemplorum quinto id quoque litteris mandauit multis in senatu placuisse, ut hi, qui redire nollent, datis custodibus ad Hannibalem deducerentur, sed eam sententiam numero plurium, quibus id non uideretur, superatam ; eos tamen, qui ad Hannibalem non redissent, usque adeo intestabiles inuisosque fuisse, uttaedium uitae ceperint necemque sibi consciuerint.
Après la bataille de Cannes, Hannibal le général carthaginois, choisit dix de nos prisonniers qu’il envoya à Rome en les chargeant de mission et en stipulant que si le peuple romain l’acceptait, on fît un échange de prisonniers et que, pour ceux qu’une des parties recevrait en plus, le prix fût d’une livre et demie d’argent. Avant leur départ il leur fit prêter serment qu’ils reviendraient dans le camp carthaginois si les Romains n’échangeaient pas les prisonniers.
Les dix prisonniers viennent à Rome. Ils exposent au Sénat la proposition du général carthaginois. L’échange ne fut pas approuvé du Sénat. Les parents, les familles et les alliés des prisonniers embrassaient et disaient qu’ils étaient rentrés dans leur patrie par le droit de postliminium, que leur statut était entier et intact, et les priaient de ne pas revenir chez les ennemis. À cela huit d’entre eux répondirent qu’ils n’avaient pas légitimement le droit de postliminium puisqu’ils étaient liés par un serment, et ils repartirent aussitôt chez Hannibal comme ils l’avaient juré. Les deux autres restèrent à Rome et disaient qu’ils étaient affranchis et libérés de l’obligation du serment parce que, une fois sortis du camp ennemi, ils y étaient rentrés dans une intention de ruse, prétextant un motif fortuit, et ayant ainsi satisfait l’engagement juré ils en étaient repartis sans prêter serment. Leur habileté dans la ruse fut jugée si honteuse qu’ils furent soumis au mépris et à la critique générale, par la suite les censeurs les frappèrent des amendes et des flétrissures de toutes les peines infamantes, parce qu’ils n’avaient pas fait ce qu’ils avaient juré de faire.
Cornelius Nepos quant à lui dans le livre V de ses Faits exemplaires a également livré à la littérature que beaucoup des sénateurs avaient été d’avis de renvoyer sous escorte à Hannibal ceux qui n’avaient pas voulu retourner, mais cette proposition fut repoussée par le nombre plus important de ceux à qui elle ne paraissait pas bonne ; cependant les hommes qui n’étaient pas revenus chez Hannibal avaient été tenus en tel déshonneur et telle haine qu’ils avaient pris la vie en dégoût et s’étaient donnés la mort (trad. R. Marache, CUF).
Zonar., 9, 2 : Ἀννίβας δὲ συνεστηκέναι τοὺς Ῥωμαίους καὶ παρασκευάζεσθαι μαθὼν ἐν ταῖς Κάνναις διέτριβε, τὴν ἐξ ἐπιδρομῆς ἅλωσιν ἀπεγνωκώς· καὶ τῶν αἰχμαλώτων τὸ μὲν συμμαχικὸν ἄνευ λύτρων ἀφῆκεν, ὡς καὶ πρότερον, τοὺς δὲ Ῥωμαίους ἐτήρει, ἀποδόσθαι ἐλπίζων αὐτούς, ἵν’ ἑαυτὸν εὐπορώτερον ἐντεῦθεν ποιήσῃ, τοὺς δὲ Ῥωμαίους ἀπορωτέρους. Ἐπεὶ δὲ μηδεὶς ἐξ αὐτῶν ἀφίκετο τοὺς αἰχμαλώτους ζητῶν, ἐκέλευσεν αὐτοῖς πέμψαι τινὰς οἴκαδε ἐπὶ λύτρα, προομόσαντας ἐπανήξειν. Ὡς δὲ οὐδ’ οὕτω λύσασθαι σφᾶς ἠθέλησαν, τοὺς μὲν λόγου τινὸς ἀξίους ἐς τὴν Καρχηδόνα ἀπέστειλε, τῶν δ’ ἄλλων τοὺς μὲν αἰκισάμενος ἀπέκτεινε, τοὺς δὲ μονομαχῆσαι ἠνάγκασε, τοὺς φίλους καὶ τοὺς συγγενεῖς ἀλλήλοις συμβαλών. Οἱ δὲ πεμφθέντες ἐπὶ τὰ λύτρα, ἐπανελθόντες ἵν’ εὐορκήσωσι, φυγόντες δὲ μετὰ τοῦτο, ἄτιμοι ὑπὸ τῶν τιμητῶν ἐγένοντο, καὶ ἑαυτοὺς κατεχρήσαντο.
Des prisonniers, il relâcha le contingent allié sans rançon, comme auparavant, mais il garda les Romains, espérant les vendre et ainsi accroître ses propres ressources et diminuer celles des Romains. Mais comme personne ne vint de Rome à propos des prisonniers, il leur ordonna d’en envoyer quelques-uns pour demander une rançon, après qu’ils eurent juré de revenir. Malgré tout les Romains refusèrent de payer leur rançon, il envoya ceux qui étaient de quelque importance à Carthage, et pour le reste soit il les tortura et mit à mort soit il les força à combattre comme gladiateurs, mettant les amis et les parents les uns contre les autres. Ceux qui avaient été envoyés pour la rançon revinrent pour respecter leur serment, mais s’enfuirent ensuite. Frappés d’atimie par les censeurs, ils se suicidèrent.
L’épisode des prisonniers d’Hannibal est largement transmis dans nos sources sans doute parce qu’il illustrait les dures résolutions prises par le Sénat à la suite du désastre de Cannes d’août 216[1]. Cependant, bien que nous constations l’existence de différentes traditions, tous les récits s’articulent autour d’une même structure[2] : des prisonniers sont envoyés à Rome négocier le rachat après avoir juré de revenir en cas d’échec, le Sénat refuse et renvoie les captifs, mais un ou plusieurs parmi eux avaient utilisé une ruse pour se libérer du serment et rester à Rome où ils subissent ensuite, en plus de l’opprobre, différentes sanctions. Dans cette notice, nous allons nous intéresser aux seuls habiles émissaires qui, ayant réussi à tromper Hannibal pour retrouver leur foyer, furent frappés de mesures infamantes, notamment par les censeurs. Or, pour ces captifs, les différents récits ne fournissent aucun nom. Les seuls noms conservés sont ceux de prisonniers dignes d’éloges qui, tels M. Atilius Regulus, reviennent volontairement au camp[3]. Tite-Live disait déjà qu’il était difficile de cerner la vérité au milieu de tant de récits divers[4], néanmoins nous allons essayer de dégager quelques éléments sur l’infamie de ces prisonniers qui se voulurent plus malins qu’Hannibal.
Tout d’abord, nous devons nous demander qui étaient ces hommes[5]. Ils auraient été capturés à l’issue de la défaite de Cannes[6], donc des citoyens en âge de servir dans les légions, mais ce n’est pas la seule information que nous livrent les sources. En effet, la tradition polybienne précise que les prisonniers désignèrent eux-mêmes leurs délégués[7] et Polybe va jusqu’à les caractériser τοὺς ἐπιφανεστάτους, traduit par Cicéron en nobilissimis[8]. Ces indices permettent de supposer que les délégués furent recrutés parmi les prisonniers les plus honorables, des sénateurs peut-être (quoique leur dignité aurait sans doute été précisée) ou plus probablement des chevaliers (des fils de sénateurs notamment). En effet, Tite-Live précise que certains des rusés émissaires furent privés de leur cheval, preuve que certains le possédaient auparavant, alors il n’indique aucune exclusion du Sénat liée à cet épisode[9]. Ainsi, il nous paraît probable que les délégués fussent les prisonniers les plus importants, des chevaliers sans doute, peut-être des fils de sénateurs, dans tous les cas des membres des premières classes censitaires de Rome[10].
Ces personnages, une fois arrivés à Rome, obtinrent, plus ou moins facilement selon les versions, une audience au Sénat qui refusa l’offre de rachat d’Hannibal. Celle-ci fut considérée comme une nouvelle ruse punique visant à briser le courage des soldats romains et à épuiser les caisses du Trésor déjà diminuées alors même que le Carthaginois manquait de fournitures[11]. La mission ayant échoué, les délégués devaient, selon les termes du serment, retourner au camp d’Hannibal. Dans la plupart des versions, c’est ce que firent les prisonniers à l’exception de quelques uns[12] mais il y a deux variantes. Cicéron, d’abord, offrit un récit où tous les délégués restaient à Rome, même si un seul avait usé d’un stratagème[13]. Zonaras présente une version confuse, que nous pensons devoir écarter, où les émissaires tinrent tous leur engagement mais s’enfuirent par la suite du camp et revinrent à Rome où ils furent blâmés[14]. Ainsi, la seule certitude que nous ayons est que plusieurs prisonniers restèrent à Rome se croyant libérés de leur serment grâce à une ruse.
Le traitement de ces individus connaît une fois de plus différentes versions. Polybe, suivi à une reprise par Cicéron et par Tite-Live, écrivait que le Sénat avait décidé de livrer enchaîné l’unique rusé aux Carthaginois[15]. Dans les récits de Cornelius Nepos et de Tite-Live, le Sénat apparaît également avoir délibéré sur leur sort mais préféra les autoriser à rester à Rome[16]. Il est surprenant que, malgré l’autorité de Polybe, une autre version, celle du refus du Sénat de les livrer, pourtant moins élogieuse pour Rome, se développât et connût différentes variantes. C’était notamment la version de l’annaliste C. Acilius qui écrivait à une période contemporaine de Polybe[17]. Nous pensons qu’il s’agit là d’un indice d’une confusion de Polybe avec l’épisode des prisonniers de Pyrrhus[18]. En effet, Polybe, dans ce passage, s’intéressa moins à l’affaire du stratagème qu’aux mesures prises par le Sénat pour raffermir le moral des Romains et les lancer dans une guerre à outrance contre les Carthaginois. Au contraire, la ruse des prisonniers, et sa réception à Rome, excitaient la curiosité des auteurs latins. La tradition romaine aurait donc plutôt retenu que les rusés captifs étaient restés à Rome mais avaient été blâmés pour cette tromperie. Par conséquent, nous pensons qu’il y eut effectivement un débat au Sénat à propos de la conduite à tenir envers les habiles prisonniers et qu’il fut décidé de les autoriser à rester, signe peut-être d’un progrès des partisans de la ruse au sein de l’aristocratie romaine[19].
Cependant, les autorités romaines n’en restèrent pas là. Au cens suivant, en 214[20], tous les prisonniers restés à Rome – les rusés uniquement dans la plupart des versions, les parjures et les rusés chez Cicéron (Off., 1, 40) – furent punis par les censeurs comme des hommes minime Romani ingenii[21]. Les sources, à l’exception de Polybe et d’Appien pour qui aucun délégué ne resta à Rome, sont quasi unanimes pour attester ce blâme censorial[22]. Seul Cornelius Nepos ne fait qu’indiquer l’opprobre dans laquelle ils vécurent sans signaler aucune action des censeurs[23]. Les sources laissent entendre que ceux-ci firent de sévères reproches à ces citoyens qui avaient osé utiliser une ruse, technique jugée punique. Les chevaliers parmi eux furent privés de leur cheval public, tous furent changés de tribu et relégués parmi les aerarii[24]. La honte et le mépris dans lesquels ils vivaient depuis leur retour à Rome devinrent si forts que, selon Cornelius Nepos et Zonaras[25], ils préférèrent mettre fin à leurs jours après être restés enfermés chez eux, n’osant plus paraître dans les lieux publics. Il est également possible qu’ils furent touchés également par une décision des censeurs qui ordonnait à tous les citoyens qui avaient été notés de rejoindre les legiones Cannenses[26]. Celles-ci étaient formées des rescapés de Cannes qui effectuaient un service ignominieux en Sicile avec interdiction de revenir en Italie avant qu’Hannibal n’en soit chassé[27].
En conclusion, nous pouvons dégager de ces différents récits quelques éléments intéressants à propos de ces anonymes romains qui voulurent imiter les Puniques (et Ulysse ?) en recourant à la ruse. Les délégués devaient jouir d’un certain statut social, sans doute des membres de l’ordre équestre, peut-être même des fils de sénateurs, et de la première classe. Le Sénat, informé de leur stratagème, délibéra sur la conduite à adopter, le fond du problème devant être la validité du droit de postliminium et l’utilisation des tromperies par les Romains alors qu’elles étaient considérées comme des méthodes indignes et bonnes simplement pour les Puniques (la fameuse fides Punica). Autorisés à rester à Rome, les prisonniers habiles furent néanmoins méprisés par une grande partie de la population et finalement punis par les censeurs qui utilisèrent contre eux tout leur arsenal : retrait du cheval public, changement de tribu et relégation parmi les aerarii. L’épisode connut une certaine postérité parce qu’il illustrait le moment de doute, juste après la bataille de Cannes, où Rome hésita à utiliser les mêmes armes que les Carthaginois. En blâmant les délégués qui avaient usé d’un stratagème, les censeurs affirmaient que les Romains devaient conserver leurs habitudes et ne pas s’abaisser à de telles pratiques de même que le châtiment de Metellus, de ses complices et des legiones Cannenses devait unir la communauté dans la lutte à outrance contre Hannibal. Ce récit est finalement celui qui, en montrant les doutes qui assaillaient les Romains, servait à accroître leur honneur parce qu’il proclamait qu’ils avaient obtenu la victoire tout en restant dignes, d’où son succès.
[1] Plb., 6, 58, 2-13 ; C. Acilius chez Cic., Off., 3, 115 ; Cic., Off., 1, 40 et 3, 113-114 ; Liv., 22, 61, 1-10 et 24, 18, 5-9 ; Val. Max., 2, 9, 8 ; App., Hann., 118-122 ; Gell., 6, 18, 2-11 ; Zonar., 9, 2.
[2] Cicéron (Off., 3, 113-115), Tite-Live (22, 61, 1-10) et Aulu-Gelle (6, 18, 2-11) proposent ainsi chacun deux versions à leur lecteur, sans prendre parti.
[3] Tite-Live, dans sa seconde version (22, 61, 5-9), indique le nom des trois nouveaux délégués envoyés par Hannibal aux nouvelles, et ces trois-là respectèrent leur serment et revinrent au camp. Les trois noms (Calpurnius, Manlius et Scribonius) sont ceux de grandes familles et peut-être des membres de celles-ci tentèrent-ils de contaminer le récit pour se prévaloir d’un acte aussi glorieux que celui de Regulus. De même, Appien, pour qui les trois envoyés respectent leur serment et sont tués à leur retour au camp, donne le nom du chef des délégués : Sempronius, encore une grande famille et peut-être là encore une tentative d’utiliser cet épisode pour s’élever.
[4] Liv., 22, 61, 10.
[5] Seul Polybe, suivi par Cicéron (Off., 3, 114) affirme qu’il n’y eut qu’un seul prisonnier qui utilisa le stratagème. Toutes les autres versions en mentionnent plusieurs et, comme nous ne pouvons établir un chiffre précis, nous supposerons par commodité dans la suite de cette notice qu’il y eut plusieurs délégués rusés.
[6] Plb., 6, 58, 2 affirme qu’ils furent capturés à Cannes tandis que les autres sources donnent plutôt la bataille de Cannes comme indication contextuelle sans préciser si les prisonniers avaient été pris à cette occasion.
[7] Plb., 6, 58, 2 ; Liv., 22, 58, 6. App., Hann., 118 précise également que les trois délégués furent élus (αἱρεθέντας). Gell., 6, 18, 2 affirme, quant à lui, qu’Hannibal choisit lui-même les prisonniers, cependant ce choix devait s’appuyer sur des critères de dignité et de capacité afin que la délégation réussisse à obtenir l’accord du Sénat.
[8] Plb., 6, 58, 2 et Cic., Off., 3, 113.
[9] Liv., 24, 18, 7.
[10] Nous ne pouvons pas être aussi affirmatif que Willems 1885, 1, p. 290 qui considérait que parmi les délégués se trouvaient des sénateurs ou des citoyens ayant exercé des magistratures et qu’ils furent, par la suite, exclus du Sénat.
[11] Plb., 6, 58, 7-11 ; Liv., 22, 61, 2 ; App., Hann., 118-122. Cf. Nicolet 1979, p. 125-126.
[12] Appien seulement affirme que les trois délégués respectèrent leur serment et retournèrent dans le camp où ils furent mis à mort.
[13] Dans la suite de la notice, les parjures qui refusent de retourner au camp d’Hannibal sans prétexter de stratagème, seront considérés comme ceux qui l’ont employé puisque les uns et les autres furent méprisés par la population et punis par les censeurs.
[14] Zonar., 9, 2. Si les prisonniers avaient effectivement réussi à s’échapper du camp, ils auraient pu alors bénéficier du postliminium et nous ne comprenons pas vraiment pourquoi ils auraient alors été sanctionnés. Il est plus probable que Zonarais ait mélangé ici différents récits.
[15] Plb., 6, 58, 12 repris par Cic., Off., 3, 113 et Liv., 22, 61, 4.
[16] Cornelius Nepos est cité dans Gell., 6, 18, 11 ; Liv., 22, 61, 8.
[17] C. Acilius est cité par Cicéron (Off., 3, 115). Sur C. Acilius voir Chassignet 1996, p. LXXXVI-LXXXVIII.
[18] App., Samn., 10, 5.
[19] Sur cette évolution des mentalités voir Brizzi 1999.
[20] MRR, 1, p. 259 ; Suolahti 1963, p. 308-315.
[21] Liv., 22, 58, 8.
[22] Acilius dans Cic., Off., 3, 115 : a censoribus omnibus ignominiis notatos ; Cic., Off., 1, 40 : eos omnes censores, quoad quisque eorum uixit, quod peierassent in aerariis reliquerunt, nec minus illum, qui iure iurando fraude culpam inuenerat ; Liv., 22, 61, 9 : ceterum proximis censoribus adeo omnibus notis ignominiisque confectos esse ; Liv., 24, 18, 5-6 : Secundum eos citati nimis callidi exsoluendi iuris iurandi interpretes, qui captiuorum ex itinere regressi clam in castra Hannibalis solutum quod iurauerant redituros rebantur. His superioribusque illis equi adempti qui publicum equum habebant, tribuque moti aerarii omnes facti ; Val. Max., 2, 9, 8 : Eos <quo>que graui nota adfecerunt, qui cum in potestatem Hannibalis uenissent, legati ab eo missi ad senatum de permutandis captiuis ; Gell., 6, 18, 10 : censoresque eos postea omnium notarum et damnis et ignominiis adfecerint ; Zonar., 9, 2 : ἄτιμοι ὑπὸ τῶν τιμητῶν ἐγένοντο.
[23] Cornelius Nepos chez Gell., 6, 18, 11.
[24] Liv., 24, 18, 7. Les notae qui leur furent infligées ne peuvent s’expliquer que si les censeurs changeaient leur statut : cf. Bur 2018, chapitre 4.5.
[25] Cornelius Nepos chez Gell., 6, 18, 11 et Zonar., 9, 2. Pour l’opprobre, voir aussi : Liv., 22, 61, 9 et Gell., 6, 18, 10.
[26] Le passage de Liv., 24, 18, 9 qui s’y rapporte n’est pas très clair : nous ne savons si les jeunes réfractaires au service sont les seuls concernés par cette mesure ou si elle visait la totalité des citoyens punis par les censeurs de 214.
[27] Sur ces légions, cf. notice n° 49.
Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.
Chassignet 1996 : Chassignet M., L’Annalistique romaine, 1, Paris, 1996.
Nicolet 1979 : Nicolet C., Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, 1979².
Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.
Willems 1885 : Willems P., Le Sénat de la République romaine, Paris, 1885² (2 vol.).