F. Münzer, RE, 13/2, 1927, col. 1638, n° 12 s. v. Lucilius ; Niccolini 1934, p. 438-439 ; DPRR n° LUCI3007.
Attention ! L'épisode est daté du IIIe-IIe siècle avant J.-C.
Front., Ad. Caes., 5, 41, 2 : Nomen tribuni plebis, cui inposuit <no>tam Acilius censor, quem scripsi, mitte mihi.
Envoie-moi le nom du tribun de la plèbe que le censeur Acilius, sur lequel j’ai écrit, a frappé de la nota (trad. P. Fleury).
Front., Ad. Caes., 5, 42, 2 : M. Lucilius tribunus pl. hominem liberum ciuem Romanum, cum collegae mitti iuberent, aduersus eorum sententiam ipsus ui in carcerem compegit. Ob eam rem a censoribus notatur.
Le tribun de la plèbe, M. Lucilius, alors que ses collègues avaient décidé la relaxe, jeta en prison de sa propre initiative, contre leur avis, un homme libre, un citoyen romain. Pour cette raison, il est noté par les censeurs (trad. P. Fleury, Les Belles Lettres, modifiée).
Le tribun M. Lucilius ne nous est connu qu’à travers un passage de la correspondance de Fronton[1]. L’historicité de cet épisode n’a jamais été mise en doute. En effet, bien qu’il s’agisse d’un sujet d’exercice envoyé à Marc Aurèle, la précision du nom du tribun, qui n’était nullement nécessaire, suggère l’authenticité de l’anecdote. Nous apprenons donc du professeur de l’empereur qu’un tribun, M. Lucilius, avait été frappé de la nota par les censeurs, c’est-à-dire que son nom sur un registre avait été accolé d’une mention rendant public le motif de son élimination de cette même liste[2]. Ici, le plus probable est, comme M. Lucilius avait été magistrat, que notare renvoie à une exclusion du Sénat. Fronton nous a également conservé le motif de la sanction qui est offert à Marc Aurèle comme sujet de réflexion : le non-respect de l’intercession de ses collègues par un tribun. Ce non-respect est peut-être aggravé par l’affaire sur laquelle l’opposition eut lieu, l’emprisonnement d’un citoyen romain. Si le tribun est inconnu, la sanction et le motif nous sont parfaitement transmis et nous voyons dans ce cas les censeurs apparaître comme les garants du respect des institutions romaines. M. Lucilius est blâmé pour avoir abusé de son pouvoir et manifesté ainsi son intempérance et son irrespect envers le mos. Les censeurs estimèrent que cela le rendait indigne de siéger au Sénat.
En revanche la datation et l’identification des censeurs qui punirent M. Lucilius a suscité des controverses. On a habituellement rapproché l’épisode raconté par Fronton d’un autre relaté par Marc Aurèle qui lui demandait des informations complémentaires[3]. Traditionnellement, la lettre de Fronton était considérée comme la réponse à la question de l’empereur. Comme dans son message le prince précisait le nom d’un censeur, Acilius, ce dernier fut identifié comme l’un des deux censeurs qui notèrent M. Lucilius. Nous aurions ainsi une lettre avec le nom d’un censeur, et une autre avec le nom du tribun et le motif du blâme. Malheureusement aucun Acilius n’apparaît dans les fastes censoriaux de la République si bien que plusieurs hypothèses se sont succédées. Tout d’abord B. Borghesi accepta la leçon des manuscrits et proposa de placer la censure de cet Acilius à une période où il y a des lacunes dans les fastes, soit en 65 et 64, et opta pour cette dernière date[4]. Il proposa également d’identifier cet Acilius avec M’. Acilius Glabrio[5], le consul de 67, seul candidat possible chez les Acilii. L’hypothèse souleva des difficultés en raison d’un passage de Dion Cassius affirmant que les censeurs de 64 n’avaient pas accompli la lectio[6] : Acilius ne pouvait donc avoir frappé M. Lucilius de la nota. Ainsi C. de Boor, F. Münzer et G. Niccolini développèrent une théorie s’appuyant sur une correction des manuscrits, pourtant unanimes, du nom du censeur en Atilius. Ils proposèrent trois candidats pour une identification, avec une préférence pour les deux premiers : A. Atilius A. f. C. n. Calatinus, consul en 258 et 254, censeur en 247[7] ; C. Atilius A. f. A. n. Bulbus, consul en 245 et 235, censeur en 234[8] ; et enfin M. Atilius M. f. M. n. Regulus, consul en 227 et 217, censeur en 214[9]. Cette théorie domina jusqu’à ce que M. Dondin-Payre fournisse des arguments supplémentaires à la thèse de B. Borghesi en démontrant que Dion Cassius aurait pu faire une confusion et en défendant l’idée que M’. Acilius Glabrio était un candidat idéal pour une censure en 64[10]. Néanmoins, sa reconstruction ne convainquit pas A. E. Astin qui la rejette sans préciser pourquoi[11]. Le débat reste donc ouvert entre, pour schématiser, partisans d’une erreur de Dion Cassius et ceux d’une erreur de Fronton ou d’un des premiers copistes[12]. Si la démonstration de M. Dondin-Payre est solide, deux éléments nous feraient plutôt pencher en faveur des Atilii. D’une part il nous paraît surprenant que lors de sa censure de 64, alors que l’année précédente avait été agitée par des conflits entre les censeurs et les tribuns, M’. Acilius Glabrio, élu pour sa modération et parce que « sans coloration partisane »[13], ait exclu justement un tribun qui avait participé à une querelle. Ce blâme ne pouvait pas ne pas apparaître comme un affront contre la faction à laquelle appartenait le tribun et ne pas déclencher des réactions parmi celle-ci. D’autre part, le motif de la nota adressée à M. Lucilius conviendrait plutôt à une période plus ancienne, où les institutions étaient moins mises à mal.
Récemment, une nouvelle interprétation a été proposée et nous permettrait de sortir de l’embarras. M. van den Hout, spécialiste de Fronton, a suggéré en s’appuyant sur le style, la syntaxe et le contenu des deux lettres de distinguer les deux affaires et de ne pas faire de la lettre 5, 42 la réponse à 5, 41[14]. Son analyse est d’autant plus convaincante que la lettre 5, 37 proposait déjà un exercice sur la censure[15]. Il faudrait alors envisager deux tribuns blâmés, l’un, M. Lucilius, pour avoir refusé l’intercessio de ses collègues, l’autre, inconnu, par un censeur Acilius ou Atilius.
En conclusion, les deux lettres offrent bien trop peu d’indices pour adopter définitivement l’une ou l’autre hypothèse. Néanmoins nous serions tentés de suivre M. van den Hout et de considérer que M. Lucilius fut exclu du Sénat par des censeurs inconnus et à une date inconnue, mais sans doute au IIIe ou au IIe siècle, pour avoir refusé l’intercessio de ses collègues. De la sorte, nous obtiendrions également un second tribun inconnu exclu du Sénat pour une raison inconnue soit par M’. Acilius Glabrio en 64, soit par un des trois Atilii qui furent censeurs au IIIe siècle[16].
[1] Fronto, Ad Caes., 5, 42, 2.
[2] Cf. Bur 2018, chapitre 4.5.
[3] Front., Ad Caes., 5, 41, 1.
[4] Borghesi 1865, p. 32-40.
[5] E. Klebs, RE, 1/1, 1893, col. 256-257, n° 38 s. v. Acilius.
[6] D.C., 37, 9, 4.
[7] E. Klebs, RE, 2/2, 1896, col. 2079-2081, n° 36 s. v. Atilius ; MRR, 1, p. 216 et Suolahti 1963, p. 276-282 pour la censure.
[8] E. Klebs, RE, 2/2, 1896, col. 2078, n° 33 s. v. Atilius ; MRR, 1, p. 224 et Suolahti 1963, p. 286-289 pour la censure.
[9] E. Klebs, RE, 2/2, 1896, col. 2092-2093, n° 52 s. v. Atilius ; MRR, 1, p. 259 et Suolahti 1963, p. 308-315 pour la censure.
[10] Dondin-Payre 1979.
[11] Astin 1985, p. 176 n. 1.
[12] Cichorius 1908, p. 21-22, a proposé d’identifier le tribun M. Lucilius avec le père du poète du IIe siècle. Il aurait ainsi été exclu par par les censeurs de 147, parmi lesquels se trouvait L. Cornelius Lentulus Lupus, ennemi du poète. Cette hypothèse n’a jamais reçu un accueil favorable, à juste titre selon nous.
[13] Dondin-Payre 1993, p. 239.
[14] Hout 1999, p. 203-204.
[15] Front., Ad Caes., 5, 37 : Materiam misi tibi : res seria est : Consul populi Romani posita praetexta manicam induit, leonem inter iuuenes quinquatribus percussit populo Romano spectante. Apud censores expostulat<ur>. Διασκεύασον, αὔξησον. (« Je t’envoie du matériel ; c’est un sujet sérieux : un consul du peuple romain dépose sa toge prétexte et revêt une armure de combat ; parmi les jeunes gens aux Quinquatries, il tue un lion sous le regard du peuple romain. Il est dénoncé aux censeurs. Dispose et développe », trad. P. Fleury). Le consul serait M’. Acilius Glabrio, le consul de 91, forcé par Domitien de combattre un lion dans une arène (D.C., 67, 14). Que les deux sujets mettent en scène un Acilius n’est peut-être pas une simple coïncidence et pourrait renforcer l’identification proposée par M. Dondin-Payre si l’on suppose que Fronton utilisait alors un ouvrage sur l’histoire de cette famille. Mais il faudrait peut-être alors reconsidérer les raisons qui poussèrent Acilius à noter un tribun après qu’une censure eut souffert de l’action de ces mêmes tribuns.
[16] Cf. notice n° 30.
Astin 1985 : Astin A. E., « Censorships in the Late Republic », Historia, 1985, 34, p. 175-190.
Borghesi 1865 : Borghesi B., Œuvres complètes, Sull’ultima parte delle serie de’ censori Romani, 4, Paris, 1865.
Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.
Cichorius 1908 : Cichorius C., Untersuchungen zur Lucilius, Berlin, 1908.
Dondin-Payre 1979 : Dondin-Payre M., « Pour une identification du censeur de 64 », REL, 1979, 57, p. 126‑144.
Dondin-Payre 1993 : Dondin-Payre M., Exercice du pouvoir et continuité gentilice : les Acilii Glabriones : du IIIe siècle av. J.-C. au Ve siècle ap. J.-C., Rome, 1993.
Hout 1999 : Hout M. van den, A Commentary on the Letters of M. Cornelius Fronto, Leiden, 1999.
Niccolini 1934 : Niccolini G., I Fasti dei tribuni della plebe, Milan, 1934.
Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.