F. Münzer, RE, 13/1, 1926, col. 891-899, n° 33 s. v. Livius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 7, 1999, col. 372‑373, [I 13] ; Suolahti 1963, p. 325-331 ; DPRR n° LIVI0827.
Liv., 22, 35, 3 (a. 217) : Tum experta nobilitas parum fuisse uirium in competitoribus eius, L. Aemilium Paulum, qui cum M. Liuio consul fuerat et damnatione collegae sui prope ambustus euaserat, infestum plebei, diu ac multum recusantem ad petitionem compellit.
Alors la noblesse, ayant compris que les adversaires de Varron ne faisaient pas le poids, poussa Paul Émile à se présenter : consul en même temps que M. Livius, il était hostile à la plèbe en raison de la condamnation de son collègue (il avait même failli être éclaboussé par le scandale) et refusait obstinément depuis longtemps de se représenter (trad. A. Flobert, Flammarion).
Liv., 27, 34, 3-15 (a. 208) : M. Liuius erat, multis ante annis ex consulatu populi iudicio damnatus, quam ignominiam adeo aegre tulerat ut rus migrarit et per multos annos et urbe et omni coetu careret hominum. Octauo ferme post damnationem anno M. Claudius Marcellus et M. Valerius Laeuinus consules reduxerant eum in urbem ; sed erat ueste obsoleta capilloque et barba promissa, prae se ferens in uoltu habituque insignem memoriam ignominiae acceptae. L. Veturius et P. Licinius censores eum tonderi et squalorem deponere et in senatum uenire fungique aliis publicis muneribus coegerunt ; sed tum quoque aut uerbo adsentiebatur aut pedibus in sententiam ibat donec cognati hominis eum causa M. Liuii Macati, cum fama eius ageretur, stantem coegit in senatu sententiam dicere. Tunc ex tanto interuallo auditus conuertit ora hominum in se, causamque sermonibus praebuit indigno iniuriam a populo factam […] egregium par consulum fore, si M. Liuium C. Claudio collegam adiunxissent. Nec populus mentionem eius rei ortam a patribus est aspernatus. Vnus eam rem in ciuitate is cui deferebatur honos abnuebat, leuitatem ciuitatis accusans : sordidati rei non miseritos candidam togam inuito offerre ; eodem honores poenasque congeri. Si uirum bonum ducerent, quid ita pro malo ac noxio damnassent ? Si noxium comperissent, quid ita male credito priore consulatu alterum crederent ? […] ut parentium saeuitiam, sic patriae patiendo ac ferendo leniendam esse – , adnisi omnes cum <C.> Claudio M. Liuium consulem fecerunt.
Il y avait M. Livius, qui avait été, plusieurs années auparavant, au sortir de son consulat, condamné par un jugement du peuple ; cette humiliation, il l’avait supportée si difficilement qu’il se retira à la campagne et, pendant de nombreuses années, se tint à l’écart de la ville et de tout contact avec la société. Huit ans environ après sa condamnation, les consuls M. Claudius Marcellus et M. Valerius Laevinus l’avaient fait revenir dans la Ville, mais il portait des vêtements hors d’usage, se laissait pousser cheveux et barbe et affichait de façon manifeste dans son expression et son attitude, la rancune qu’il gardait de l’humiliation subie. Les censeurs L. Veturius et P. Licinius le forcèrent à se faire couper barbe et cheveux, à abandonner sa tenue négligée, à venir au Sénat et à s’acquitter des autres fonctions publiques. Mais alors aussi, ou bien il donnait son assentiment d’un seul mot ou bien ne faisait que participer à un vote, jusqu’au jour où le procès de son parent, M. Livius Macatus, dont la réputation était en jeu, le força à se lever et à donner son avis au Sénat. Alors cette voix qui s’était tue pendant tant d’années attira l’attention des sénateurs sur lui et fournit matière aux conversations : cet homme ne méritait pas la façon injuste dont le peuple l’avait traité […] On aurait une excellente paire de consuls si l’on adjoignait M. Livius comme collègue à C. Claudius. Quant au peuple, il ne rejeta pas lui non plus l’idée de cette initiative prise par les Pères. Un seul homme dans la cité ne voulait pas de la chose : celui auquel on voulait déférer la charge, parce qu’il accusait ses concitoyens de légèreté ; alors qu’ils n’avaient pas eu pitié d’un accusé en tenue de deuil, ils lui proposaient de prendre contre son gré la toge de candidat, en accumulant sur le même homme honneurs et châtiments. S’ils le considéraient comme un homme de bien, pourquoi l’avoir, comme ils l’avaient fait, condamné comme un mauvais citoyen et un coupable ? S’ils l’avaient reconnu coupable, pourquoi, après avoir eu tort de lui confier, comme ils l’avaient fait, un premier consulat, lui en confier un second ? […] Comme la rigueur des parents, celle de la patrie devait être adoucie par la patience et la soumission. Grâce à leurs efforts à eux tous, M. Livius fut élu consul avec C. Claudius (trad. P. Jal, CUF).
Liv., 29, 37, 4 (a. 204) : Id uectigal commentum alterum ex censoribus satis credebant populo iratum quod iniquo iudicio quondam damnatus esset, et in pretio salis maxime oneratas tribus quarum opera damnatus erat [credebant] ; inde Salinatori Liuio inditum cognomen.
On était assez porté à croire que cette taxe avait été imaginée par l’un des censeurs, irrité contre le peuple dont un arrêt injuste, disait-il, l’avait autrefois condamné, et que le prix du sel grevait surtout les tribus auxquelles il devait sa condamnation ; de là le surnom de Salinator donné à Livius (trad. P. François, CUF).
Liv., 29, 37, 8-17 (a. 203) : Equitum deinde census agi coeptus est ; et ambo forte censores equum publicum habebant. Cum ad tribum Polliam uentum esset in qua M. Liui nomen erat, et praeco cunctaretur citare ipsum censorem, » cita » inquit Nero « M. Liuium » ; et siue ex residua uetere simultate siue intempestiua iactatione seueritatis inflatus M. Liuium quia populi iudicio esset damnatus equum uendere iussit. Item M. Liuius cum ad tribum Arniensem et nomen collegae uentum est, uendere equum C. Claudium iussit duarum rerum causa, unius quod falsum aduersus se testimonium dixisset, alterius quod non sincera fide secum in gratiam redisset.
Aeque foedum certamen inquinandi famam alterius cum suae famae damno factum est exitu censurae. Cum in leges iurasset C. Claudius et in aerarium escendisset, inter nomina eorum quos aerarios relinquebat dedit collegae nomen. Deinde M. Liuius in aerarium uenit ; praeter Maeciam tribum, quae se neque condemnasset neque condemnatum aut consulem aut censorem fecisset, populum Romanum omnem, quattuor et triginta tribus, aerarios reliquit, quod et innocentem se condemnassent et condemnatum consulem et censorem fecissent neque infitiari possent aut iudicio semel aut comitiis bis ab se peccatum esse : inter quattuor et triginta tribus et C. Claudium aerarium fore ; quod si exemplum haberet bis eundem aerarium relinquendi, C. Claudium nominatim se inter aerarios fuisse relicturum. Prauum certamen notarum inter censores ; castigatio inconstantiae populi censoria et grauitate temporum illorum digna. In inuidia censores cum essent, crescendi ex iis ratus esse occasionem Cn. Baebius tribunus plebis diem ad populum utrique dixit. Ea res consensu patrum discussa est ne postea obnoxia populari aurae censura esset.
On commença ensuite le recensement des chevaliers ; or il se trouvait que les deux censeurs avaient un cheval public. Comme on en était arrivé à la tribu Pollia, dans laquelle était inscrit M. Livius, et que le héraut hésitait à citer le censeur lui-même : « Cite, lui dit Nero, M. Livius ». Et, animé par un reste de leur vieille inimitié, ou plein d’une volonté déplacée d’afficher sa sévérité, il ordonna à M. Livius de vendre son cheval, pour avoir été condamné par un jugement du peuple. De même, M. Livius, quand on en vint à la tribu Arniensis et au nom de son collègue, ordonna à C. Claudius de vendre son cheval, pour deux raisons, la première étant qu’il avait porté contre lui un faux témoignage, la seconde, que sa réconciliation avec lui n’avait pas été sincère.
Ils rivalisèrent d’une manière aussi honteuse pour salir chacun la réputation de l’autre, aux dépens de sa propre réputation, à la fin de leur censure. Après avoir juré qu’il avait été fidèle aux lois et être monté au Trésor, C. Claudius, parmi les noms de ceux qu’il reléguait au nombre des aerarii, donna celui de son collègue. Ensuite, M. Livius se rendit au Trésor et, excepté la tribu Maecia, puisqu’elle ne l’avait ni condamné ni, après sa condamnation, élu consul ou censeur, c’est le peuple romain dans son ensemble (trente-quatre tribus) qu’il relégua au nombre des aerarii, pour l’avoir et condamné malgré son innocence et, malgré cette condamnation, élu consul et censeur : elles ne pouvaient contester avoir commis une faute, soit une seule fois lors du procès, soit à deux reprises lors des élections. Parmi les membres des trente-quatre tribus, C. Claudius se retrouverait lui aussi aerarius et si la double relégation d’un même homme parmi les aerarii avait eu un précédent, lui, M. Livius, aurait nommément relégué C. Claudius parmi eux. Choquant assaut de blâmes, entre censeurs ! Mais dénonciation de l’inconstance du peuple digne d’un censeur et conforme à la gravité de l’époque. Devant l’impopularité des censeurs, le tribun de la plèbe Cn. Baebius, voyant là une occasion de s’élever à leurs dépens, les assigna tous deux à comparaître devant le peuple. Les sénateurs furent d’accord pour annuler cette mesure, afin d’éviter que, par la suite, la censure ne se trouvât soumise à l’humeur du peuple (trad. P. François, CUF).
Liv., Perioch., 29, 18-20 : Inter censores, M. Liuium et Claudium Neronem, notabilis discordia fuit. Nam et Claudius collegae ecum ademit, quod a populo damnatus actusque in exilium fuerat, et Liuius Claudio, quod falsum in se testimonium dixisset et quod non bona fide secum in gratia<m> redisset. Idem omnes tribus extra unam aerarias reliquit, quod et innocentem se damnassent et post<h>ac consulem censoremque fecissent.
Il y eut entre les censeurs M. Livius et Claudius Nero une querelle fameuse. Claudius priva en effet son collègue de son cheval parce qu’il avait été condamné par le peuple et envoyé en exil et Livius fit de même avec Claudius pour avoir porté contre lui un faux témoignage et parce qu’il ne s’était pas de bonne foi réconcilié avec lui. Le même censeur laissa toutes les tribus, sauf une, soumises à la capitation pour l’avoir condamné alors qu’il était innocent et l’avoir élu ensuite consul et censeur (trad. P. Jal, CUF).
Val. Max., 2, 9, 6 : Claudius Nero Liuiusque Salinator, secundi Punici belli temporibus firmissima rei publicae latera, quam destrictam simul egerunt censuram ! Nam cum equitum centurias recognoscerent et ipsi propter robur aetatis etiam nunc eorum essent e numero, ut est ad Polliam uentum tribum, praeco lecto nomine Salinatoris citandum necne sibi esset haesitauit. Quod ubi intellexit Nero, et citari collegam et equum uendere iussit, quia populi iudicio damnatus esset. Salinator quoque eadem animaduersione Neronem persecutus est adiecta causa, quod non sincera fide secum in gratiam redisset.
Claudius Nero et Livius Salinator, qui furent au moment de la deuxième guerre Punique les plus fermes piliers de l’État, comme ils se sont déchirés au cours de la censure qu’ils ont gérée ensemble ! En effet ils passaient les centuries de chevaliers en revue et la vigueur de leur âge faisait qu’ils appartenaient encore à cette catégorie sociale quand, arrivé à la tribu Pollia, l’huissier, en lisant le nom de Salinator, se demanda s’il devait l’appeler ou non. Lorsque Nero s’en aperçut, il fit appeler son collègue et lui fit vendre son cheval sous le motif qu’un tribunal public lui avait infligé une condamnation. Salinator lui aussi manifesta la même rigueur à l’égard de Nero en invoquant pour raison le manque de sincérité dont il avait fait preuve quand il s’était réconcilié avec lui (trad. R. Combès, CUF).
Front., Strat., 4, 1, 45 : M. Salinator consularis damnatus est a populo quod praedam non aequaliter diuiserat militibus.
Le consulaire M. Salinator fut condamné par le peuple pour ne pas avoir partagé le butin d’une façon égale entre les soldats (trad. P. Laederich, Economica).
D.C., 17, 71 : τοῦτο δὲ οὐκ ἄλλως ἔλεξα, ἀλλ’ ὅτι ὁ Λίουιος ἔπραξέ τε αὐτὸ ἀμυνόμενος τοὺς πολίτας ἐπὶ τῇ καταψηφίσει καὶ ἐπίκλησιν ἀπ’ αὐτοῦ ἔλαβε· Σαλινάτωρ γὰρ ἐπωνομάσθη. Διά τε οὖν τοῦτο περιβόητοι οἱ τιμηταὶ οὗτοι ἐγένοντο, καὶ ὅτι τε ἀλλήλους τῶν τε ἵππων παρείλοντο καὶ αἰραρίους ἐποίησαν.
J’ai mentionné cette mesure [taxe sur le sel] pour une raison spéciale, puisque Livius la désigna comme une vengeance personnelle contre les citoyens qui avaient voté sa condamnation ; et de cela il reçut ainsi un surnom, puisqu’il fut désormais appelé Salinator. C’était un acte qui rendit les censeurs célèbres ; un autre était qu’ils se privèrent mutuellement de leur cheval et se firent chacun aerarius.
Vir. Ill., 50 : Liuius Salinator primo consul de Illyriis triumphauit ; tamen ex inuidia peculatus reus ab omnibus tribubus excepta Maecia condemnatus. Iterum cum Claudio Nerone inimico suo consul, ne res publica discordia male administraretur, amicitiam cum eo iunxit et deuicto Hasdrubale triumphauit. Censor cum eodem collega omnes tribus excepta Maecia aerarias fecit, stipendio priuauit eo crimine, quod aut prius se iniuste condemnassent, aut postea tantos honores non recte tribuissent.
Livius Salinator, consul pour la première fois, trimopha sur les Illyriens ; cependant, accusé par jalousie de péculat, il fut condamné par toutes les tribus, sauf la tribu Maecia. Consul pour la seconde fois avec Claudius Néron qui était son ennemi personnel, il se réconcilia avec lui afin que le gouvernement de l’État n’eût pas à souffrir de leur discorde, et il triompha sur Hasdrubal après l’avoir vaincu. Censeur avec ce même collègue, il relégua parmi les aerarii toutes les tribus, sauf la Maecia, et les priva de solde militaire, au motif que, ou bien elles l’avaient d’abord condamné injustement, ou bien elles lui avaient ensuite attribué indûment tant d’honneurs (trad. P.‑M. Martin, CUF).
Il n’est pas dans notre propos de retracer la vie de M. Livius Salinator, né en 254. Seuls deux épisodes vont retenir notre attention : sa condamnation de 218 et sa censure de 204.
Consul en 219, il triompha des Illyriens avec son collègue, L. Aemilius Paulus[1]. L’année suivante, il figurait parmi les ambassadeurs envoyés à Carthage déposer l’ultimatum de Rome en réaction à la prise de Sagonte[2]. À son retour il fut mis en accusation devant le peuple et condamné par trente-quatre des trente-cinq tribus[3]. Frontin précise qu’on lui reprochait son partage du butin. Si on rapproche cela du crime de péculat signalé par l’auteur du Viris Illustribus, nous pouvons supposer que Salinator fut accusé d’avoir détourné une partie du butin. C. Claudius Nero, qui avait participé à la campagne de 219 comme tribun militaire, témoigna contre le consul[4]. Salinator vécut la condamnation comme une humiliation ainsi qu’en témoigne le terme ignominia qui figure à deux reprises dans le récit de Tite-Live sur son retour[5]. Le jugement du peuple qui avait prononcé Salinator coupable d’avoir volé la res publica était évidemment profondément humiliant et déshonorant, et cela d’autant plus qu’il s’agissait de la première condamnation de ce type[6]. Toutefois nous n’avons aucune raison de penser que cela provoquait l’exclusion du Sénat. À cette époque, une telle dégradation restait encore du domaine exclusif des censeurs[7]. W. Weissenborn, dans son commentaire du passage de Tite-Live, supposa que les censeurs de 214, qui furent particulièrement sévères[8], lui infligèrent un blâme et le chassèrent du Sénat, mais cela reste une hypothèse[9]. En revanche, Tite-Live rapporte de manière explicite que Salinator avait quitté Rome et était resté huit ans dans sa uilla, loin de la vie politique et sociale[10]. Ce furent les consuls de 210 qui l’obligèrent à rentrer dans l’Vrbs, puis les censeurs de 210 le forcèrent à abandonner la tenue de deuil qu’il portait depuis son accusation et à revenir siéger au Sénat (in senatum uenire)[11]. Ce dernier point pouvait être soit l’annulation du blâme des censeurs de 214, mais dans ce cas on aurait plutôt reuenire ou un équivalent, soit simplement une demande pressante dans le cadre du regimen morum. W. Weissenborn supposait ainsi que les censeurs auraient menacé Salinator d’une nota s’il ne revenait pas à Rome, contredisant son hypothèse sur la sanction de 214. Cette interprétation, suivie par E. Schmähling[12], nous paraît plus crédible. L’aristocratie avait alors fortement souffert de la guerre et Rome avait besoin de généraux et d’administrateurs compétents et expérimentés[13], aussi les censeurs voulurent mettre fin à la bouderie de Salinator et pour cela le mirent au pied du mur. Soit il refusait de revenir et dans ce cas on officialisait sa décision en lui retirant sa dignité, soit il revenait accomplir ses munera publica selon les mots mêmes de Tite-Live. Le consulaire retourna de mauvaise grâce à Rome et aux fonctions publiques et se cantonna dans une présence muette manifestant toujours ainsi son ressentiment[14].
Salinator finit néanmoins par participer de nouveau activement à la vie politique de sorte qu’il fut élu consul pour 207 avec C. Claudius Nero, après qu’ils se furent réconciliés publiquement[15]. Ensemble, ils poursuivirent les opérations militaires en Italie et remportèrent la bataille du Métaure où Hasdrubal fut tué. Salinator célébra un triomphe tandis que Nero dut se contenter d’une ovation[16]. Ce succès leur permit d’être de nouveau élus ensemble pour la censure de 204[17]. La lectio senatus se passa sans encombre, mais lors du recensement de la tribu Pollia à laquelle appartenait Salinator, Nero priva son collègue de son cheval public ranimant leur vieille querelle[18]. La procédure était tout à fait classique. Au début du recensement de la tribu Pollia, Salinator, chevalier inscrit dans celle-ci, fut interrogé par le censeur qui décida de lui retirer son cheval public[19]. Tite-Live, dont le récit est vraisemblablement utilisé par Valère Maxime, précise que le motif du blâme avancé par Nero était la condamnation par le peuple de 218[20]. Aussi bien la cause que la procédure sont crédibles. De surcroît, l’épisode, qui marqua fortement les esprits, est si abondamment décrit par Tite-Live qu’il est très certainement authentique. Apparemment Salinator ne s’opposa pas à son collègue bien qu’il disposât du veto et répliqua peu après en infligeant la même humiliation à Nero[21]. Il semble que la coutume interdisait aux censeurs d’intervenir lorsqu’était examiné leur propre cas et cela expliquerait la surenchère entre les deux collègues qui aboutit à la relégation parmi les aerarii des trente-quatre tribus qui avaient condamné Salinator en 218[22]. En effet Nero riposta à son tour en reléguant Salinator parmi les aerarii lorsqu’il déposa sa liste à la fin du cens[23]. Ainsi, le consul de 219 et de 207, le triomphateur d’Hasdrubal, avait été privé de son cheval et relégué parmi les aerarii parce qu’il avait été condamné par le peuple une quinzaine d’années plus tôt tout en étant maintenu au Sénat[24].
Nous pouvons nous demander pourquoi Nero choisit d’intervenir lors de la recognitio equitum et non lors de la lectio senatus. Il est surprenant qu’un citoyen puisse être exclu de l’ordre équestre en raison d’une faute et conserver néanmoins son siège au Sénat, dignité supérieure[25]. Soit il s’était passé quelque chose qui avait ravivé l’inimitié entre les deux hommes entre les deux procédures (nous savons que la lectio senatus était traditionnellement la première tâche des censeurs, elle eut donc lieu quelques semaines voire quelques mois avant l’examen de la tribu Pollia), soit cela résultait d’une décision mûrement réfléchie de Nero. La procédure empêchait peut-être Nero d’agir durant la lectio senatus puisque l’exclusion du Sénat était d’abord débattue par les censeurs avant d’être notifiée au peuple lors de la recitatio. Nero n’aurait pas bénéficié de l’effet de surprise et il y aurait sans doute eu un blocage car Salinator n’aurait pas pu rester silencieux après que son collègue lui eut proposé de rayer son nom. Si Nero voulait humilier publiquement son collègue, la revue de l’ordre équestre qui se déroulait au Forum était une meilleure occasion. Nous ne pensons pas que Nero ne voulut pas infliger un affront trop grave à son collègue et que, tenant à manifester sa sévérité, il se contenta du retrait du cheval public. Il ne pouvait pas ignorer que priver du cheval public son collègue était une insulte qui réactiverait leur ancienne inimitié. Nero savait ce qu’il faisait et était vraisemblablement conscient des conséquences, mais il reste possible que la situation ait évolué entre les deux collègues depuis le début de la censure. J. Suolahti supposait que Nero pouvait avoir conservé une certaine rancœur envers son collègue après la victoire du Métaure où il avait dû céder le pas à Livius[26]. Peut-être qu’une nouvelle vexation durant la censure l’avait exaspéré au point de se venger durant la recognitio equitum. Il est difficile de déterminer les motivations de Nero à partir du récit livien, et, puisqu’il ne pouvait pas agir durant la lectio senatus, nous ne pouvons pas conclure sur le moment où la vieille querelle se raviva.
Face à l’ampleur et au ridicule de la dispute et de ses répercussions, un tribun, Cn. Baebius, avait menacé d’agir contre les censeurs. Le Sénat intervint et ceux-ci arrêtèrent leur querelle et revinrent sur leurs décisions[27]. Salinator conserva donc son cheval public et ne fut pas fait aerarius. J. Suolahti fait remarquer que la dispute avait été néfaste à la réputation des censeurs et qu’aucun d’eux ne revêtit par la suite une importante charge[28]. Mais il oublie que Nero et Salinator avaient atteint le sommet du cursus ! Quant au fils de Salinator, C. Livius Salinator[29], il ne semble pas avoir souffert des excès de son père durant sa censure et de l’inuidia que cela lui attira[30] puisqu’il eut une brillante carrière et fut consul en 188.
[1] MRR, 1, p. 236. Cf. Itgenshorst 2005, p. 137-140, n° 156 et 157 ; Bastien 2005, p. 407.
[2] MRR, 1, p. 239.
[3] Liv., 22, 55, 3 ; 27, 34, 3 ; 29, 37, 4 et 13 ; Perioch., 29, 18 ; Front., Strat., 4, 1, 45 ; D.C., 17, 71 ; Vir. Ill., 50, 1.
[4] Liv., 29, 37, 10 et Val. Max., 4, 2, 2.
[5] Liv., 27, 34, 4 et 5.
[6] Coudry 2009, p. 48-49.
[7] Cf. Bur 2018, chapitres 9.5.2 et 12.6. Cf. Willems 1885, 1, p. 217.
[8] MRR, 1, p. 259. Sur les blâmes infligés par les censeurs de 214 voir les notices n° 3 et 47-50.
[9] Weisenborn et Müller 1878, p. 87-88.
[10] Liv., 27, 34, 4-5.
[11] Liv., 27, 34, 6.
[12] Schmähling 1938, p. 102.
[13] Scullard 1973, p. 67-68 suppose également que le retour de Salinator était permis par la reprise de Capoue. En effet, son beau-père, le capouan Pacuvius, avait rallié les Carthaginois et Salinator se trouvait dans une situation difficile et pouvait paraître suspect.
[14] Liv., 27, 34, 7.
[15] MRR, 1, 294.
[16] Cf. Itgenshorst 2005, p. 147-152, n° 161 et 162 ; Bastien 2005, p. 408.
[17] MRR, 1, p. 306 et Suolahti 1963, p. 325-331.
[18] Liv., 29, 37, 8-10 ; Perioch., 29, 19 ; Val. Max., 2, 9, 6 ; D.C., 17, 71.
[19] Cf. Bur 2018, chapitre 3.1.
[20] Notons que si Salinator avait été dégradé par les censeurs de 214 pour ce même motif, il est surprenant que dans un cas il ait été exclu du Sénat et dans l’autre privé de son cheval public, à moins de supposer qu’en 214 comme en 204 les censeurs l’exclurent uniquement de l’ordre équestre. Cela nous paraît peu crédible puisque les censeurs et consuls de 210 le prièrent de revenir siéger au Sénat et que le rang sénatorial étant plus digne que le rang équestre, on ne comprendrait pas comment les censeurs de 214 purent enlever seulement le second. Nous verrons ci-dessous comment cela fut rendu possible en 204.
[21] Cf. notice n° 50.
[22] Cf. Bur 2018, chapitre 2.3 et notice n° 75.
[23] Cf. Bur 2018, chapitres 2.5. Nero préférait l’inclure dans un blâme collectif plutôt que l’obliger à comparaître individuellement à moins que, ayant déjà été convoqué lors de la recognitio, Salinator ne pût plus être interrogé par le censeur.
[24] Notons que cet épisode fournit un bel exemple de l’arbitraire des censeurs puisqu’un personnage put échapper au blâme pendant deux censures avant d’être finalement sanctionné.
[25] En 203, M. Livius parla en premier au Sénat : Liv., 30, 23, 1.
[26] Liv., 28, 9, 9-11 ; Suolahti 1963, p. 331.
[27] Liv., 29, 37, 17. Cf. notice n° 50.
[28] Suolahti 1963, p. 330.
[29] F. Münzer, RE, 13/1, 1926, col. 888-890, n° 29 s. v. Livius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 7, 1999, col. 372, [I 11].
[30] Liv., 29, 37, 17 : In inuidia censores cum essent.
Bastien 2007 : Bastien J.-L., Le triomphe romain et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la République, Rome, 2007.
Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.
Coudry 2009 : Coudry M., « Partage et gestion du butin dans la Rome républicaine : procédures et enjeux », dans Coudry M. et Humm M. (éd.), Praeda. Butin de guerre et société, Stuttgart, 2009, p. 21‑79.
Itgenshorst 2005 : Itgenshorst T., Tota illa Pompa : der Triumph in der römischen Republik, Göttingen 2005.
Schmähling 1938 : Schmähling E., Die Sittenaufsicht der Censoren, Stuttgart, 1938.
Scullard 1973 : Scullard H. H., Roman Politics : 220-150 B.C., Oxford, 1973².
Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.
Weisenborn et Müller 1878 : Weisenborn W. et Müller H. J., Titi Livi ab urbe condita libri, 6/1, Berlin, 18783.
Willems 1885 : Willems P., Le Sénat de la République romaine, Paris, 1885² (2 vol.).