F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1422-1424, n° 302 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 176-177, [I 62] ; DPRR n° CORN0658.
Cic., de Orat., 2, 268 : ut, cum C. Fabricio P. Cornelius, homo, ut existimabatur, auarus et furax, sed egregie fortis et bonus imperator, gratias ageret, quod se homo inimicus consulem fecisset, bello praesertim magno et graui « nihil est, quod mihi gratias agas », inquit « si malui compilari quam uenire ».
P. Cornelius passait pour avare et pillard ; mais il était un général remarquablement brave et habile. Il remerciait C. Fabricius de lui avoir, malgré son inimitié, donné sa voix pour le consulat, surtout au moment d’une guerre difficile et dangereuse : « Tu n’as pas lieu de me remercier, lui dit Fabricius ; j’ai mieux aimé être pillé que vendu ». (trad. E. Courbaud, CUF).
D.H., Ant. Rom., 20 L Pittia : Ὁ ὕπατος Φαβρίκιος τιμητὴς γενόμενος ἄνδρα δυσὶ μὲν ὑπατείαις, μιᾷ δὲ δικτατωρείᾳ κεκοσμημένον, Πόπλιον Κορνήλιον Ῥουφῖνον, ἐξέβαλεν ἐκ τοῦ συνεδρίου τῆς βουλῆς, ὅτι πρῶτος ἐν ἀργυρῶν ἐκπωμάτων κατασκευῇ πολυτελὴς ἔδοξε γενέσθαι, δέκα λίτρας ἐκπωμάτων κτησάμενος· αὗται δ’ εἰσὶν ὀλίγῳ πλείους ὀκτὼ μνῶν Ἀττικῶν.
Le consul Fabricius, devenu censeur, exclut de l’assemblée sénatoriale un homme qui pouvait se prévaloir de deux consulats et d’une dictature, Publius Cornelius Rufinus, parce que celui-ci avait été le premier, semblait-il, à faire étalage d’un luxe dispendieux, en utilisant des coupes d’argent. Il en avait acquis pour dix livres, ce qui représente un peu plus de huit mines attiques (trad. S. Pittia).
Liv., Perioch., 14, 4 : Fabricius censor P. Cornelium Rufinum consularem senatu mouit, quod is X pondo argenti facti haberet.
Le censeur Fabricius exclut du Sénat le consulaire P. Cornelius Rufinus parce qu’il possédait dix livres d’argent travaillé (trad. P. Jal, CUF).
Ovid., Fast., 1, 208 : Et leuis argenti lammina crimen erat.
détenir une mince pièce d’argenterie suffisait à vous faire accuser (trad. R. Schilling, CUF).
Val. Max., 2, 9, 4 : Quid de Fabrici Luscini censura loquar ? Narrauit omnis aetas et deinceps narrabit ab eo Cornelium Rufinum duobus consulatibus et dictatura speciosissime functum, quod decem pondo uasa argentea conparasset, perinde ac malo exemplo luxuriosum in ordine senatorio retentum non esse. Ipsae medius fidius mihi litterae saeculi nostri obstipescere uidentur, cum ad tantam seueritatem referendam ministerium adcommodare coguntur, ac uereri ne non nostrae urbis acta commemorare existimentur : uix enim credibile est intra idem pomerium decem pondo argenti et inuidiosum fuisse censum et inopiam haberi contemptissimam.
Et que dire de la censure de Fabricius Luscinus ? En tout temps on a répété et on répétera désormais qu’en voyant que Cornelius Rufinus, après avoir exercé deux fois le consulat et une fois la dictature avec le plus grand éclat, avait acquis dix livres de vaisselle d’argent, il l’avait considéré comme offrant un mauvais exemple d’amour du luxe et il avait refusé de le laisser dans l’ordre sénatorial. Oui, je crois que les écrivains de notre époque sont saisis de stupeur quand ils sont obligés de prêter leur concours à la diffusion d’une telle leçon de sévérité, et qu’ils craignent qu’on ne pense que les actes qu’ils rapportent ne sont pas de chez nous. Car il est bien difficile de croire qu’à l’intérieur de la même enceinte dix livres d’argent ont constitué un niveau de fortune révoltant et sont considérées comme la plus méprisable des pauvretés (trad. R. Combès, CUF).
Vell., 2, 17, 2 : Hic natus familia nobili, sextus a Cornelio Rufino qui bello Pyrrhi inter celeberrimos fuerat duces, cum familiae eius claritudo intermissa esset.
Issu d’une famille noble, il [Sylla] était le sixième descendant de Cornelius Rufinus qui, lors de la guerre de Pyrrhus, avait été l’un des généraux les plus célèbres ; sa famille ayant subi une éclipse (trad. J. Hellegouarc’h, CUF).
Sen., Vit. Beat., 21, 3 : M. Cato, cum laudaret Curium et Coruncanium et illud saeculum in quo censorium crimen erat paucae argenti lamellae, possidebat ipse quadragies sestertium, minus sine dubio quam Crassus, plus quam Censorius Cato. Maiore spatio, si comparentur, proauom uicerat quam a Crasso uinceretur.
M. Caton, quand il vantait Curius et Coruncanius et ce siècle où les censeurs faisaient grief d’avoir quelques lamelles d’argent, possédait lui-même quarante millions de sesterces, moins sans doute que Crassus, plus que Caton le Censeur. Tout compte fait, il y avait une plus grande distance entre lui et son bisaïeul qu’entre Crassus et lui (trad. A. Bourgery, CUF).
Sen., Epist., 98, 13 : Fabricis diuitias imperator reiecit, censor notauit.
Fabricius, général, refusa la richesse ; censeur, il la flétrit (trad. F. Préchac, CUF).
Plin., nat., 18, 39 : Praecipiebant enim ista qui triumphales denas argenti libras in supellectile crimini dabant.
C’étaient en effet les préceptes donnés par des hommes qui, malgré leurs triomphes, considéraient comme un crime d’avoir dans sa vaisselle dix livres d’argenterie (trad. H. Le Bonniec, CUF).
Plin., nat., 33, 142 : Nam propter quinque pondo notatum a censoribus triumphalem senem fabulosum iam uidetur.
Et de fait, qu’un vieillard qui avait mérité le triomphe se soit vu infliger la nota des censeurs à cause de cinq livres d’argent, cela paraît maintenant relever de la fable (trad. H. Zenacker, CUF).
Plin., nat., 33, 153 : Fabricius, qui bellicos imperatores plus quam pateram et salinum habere ex argento uetabat.
Ce Fabricius, qui interdisait aux généraux en campagne d’emporter plus qu’une coupe et une salière en argent (trad. H. Zenacker, CUF).
Quint., Inst. Or., 12, 1, 43 : Certe Fabricius Cornelium Rufinum, et alioqui malum ciuem et sibi inimicum, tamen, quia utilem sciebat ducem, imminente bello palam consulem suffragio suo fecit, atque id mirantibus quibusdam respondit, a ciue se spoliari malle quam ab hoste uenire.
Ce qui est sûr, c’est que Fabricius vota publiquement pour l’élection au consulat de Cornelius Rufinus, qui était d’ailleurs un mauvais citoyen et son ennemi personnel, parce qu’il le savait utile comme général et que la guerre menaçait, et comme on s’en étonnait, il répondit qu’il aimait mieux être dépouillé par un concitoyen que vendu par l’ennemi (trad. J. Cousin, CUF).
Plut., Syll., 1, 1-2 : τῶν δὲ προγόνων αὐτοῦ λέγουσι Ῥουφῖνον ὑπατεῦσαι, καὶ τούτῳ δὲ τῆς τιμῆς ἐπιφανεστέραν γενέσθαι τὴν ἀτιμίαν. Εὑρέθη γὰρ ἀργυρίου κοίλου κεκτημένος ὑπὲρ δέκα λίτρας, τοῦ νόμου μὴ διδόντος· ἐπὶ τούτῳ δὲ τῆς βουλῆς ἐξέπεσεν. Οἱ δὲ μετ’ ἐκεῖνον ἤδη ταπεινὰ πράττοντες διετέλεσαν.
On rapporte qu’un de ses ancêtres, Rufinus, parvint au consulat, mais fut moins célèbre par l’honneur de cette charge que par le déshonneur qui la suivit : on découvrit en effet qu’il possédait plus de dix livres de vaisselle d’argent, ce que la loi interdisait, et il fut, pour cette raison, chassé du Sénat. Dès lors les descendants de Rufinus vécurent tous dans une situation modeste (trad. R. Flacelière et E. Chambry, CUF).
Flor., 1, 13, 22 : Fabricius decem pondo argenti circa Rufinum consularem uirum quasi luxuriam censoria grauitate damnaret.
Fabricius, l’austère censeur, condamnant comme un luxe la présence chez un consulaire, Rufinus, de dix livres d’argent (trad. P. Jal, CUF).
Gell., 4, 8, 2-7 : P. Cornelius Rufinus manu quidem strenuus et bellator bonus militarisque disciplinae peritus admodum fuit, sed furax homo et auaritia acri erat. Hunc Fabricius non probabat neque amico utebatur osusque eum morum causa fuit. Sed cum in temporibus rei difficillimis consules creandi forent et is Rufinus peteret consulatum competitoresque eius essent inbelles quidam et futtiles, summa ope adnixus est Fabricius, uti Rufino consulatus deferretur. Eam rem plerisque admirantibus, quod hominem auarum, cui esset inimicissimus, creari <consulem uellet, « malo, » inquit » ciuis me> compilet, quam hostis uendat ».
Hunc Rufinum postea bis consulatu et dictatura functum censor Fabricius senatu mouit ob luxuriae notam, quod decem pondo libras argenti facti haberet.
Publius Cornelius Rufinus était physiquement courageux et brave à la guerre, tout à fait au courant de l’art militaire, mais rapace et d’une cupidité intense. Fabricius ne l’estimait pas, n’usait pas de son amitié et même le détestait à cause de son caractère. Mais comme il fallait élire des consuls en des temps très difficiles pour la République, et que ce Rufinus briguait le consulat avec pour compétiteurs des hommes impropres à la guerre et sans valeur, Fabricius s’employa de toutes ses forces à faire décerner le consulat à Rufinus. Beaucoup s’étonnaient qu’il cherchât à faire élire consul un homme cupide, dont il était l’ennemi déclaré : « Je préfère, dit-il, être pillé par un concitoyen que vendu aux enchères par l’ennemi ».
Par la suite, ce Rufinus qui avait été deux fois consul et dictateur, Fabricius, alors censeur, le chassa du Sénat, lui infligeant un blâme pour son luxe, parce qu’il avait chez lui dix livres d’argenterie (trad. R. Marache, CUF).
Gell., 17, 21, 38-39 : Ea tempestate Epicurus Atheniensis et Zeno Citiensis philosophi celebres erant, eodemque tempore C. Fabricius Luscinus et Q. Aemilius Papus censores Romae fuerunt et P. Cornelium Rufinum, qui bis consul et dictator fuerat, senatu mouerunt, causamque isti notae subscripserunt, quod eum comperissent argenti facti cenae gratia decem pondo libras habere.
En ce temps-là, l’Athénien Epicure et Zénon de Citium étaient des philosophes de grand renom, et à la même époque, C. Fabricius Luscinus et Q. Aemilius Papus furent censeurs à Rome et écartèrent du Sénat P. Cornelius Rufinus, qui avait été deux fois consul et dictateur ; et ils indiquèrent comme cause de la nota, qu’ils avaient appris qu’il avait dix livres d’argenterie pour dîner (trad. Y. Julien, CUF).
Tert., Apol., 6, 2 : Quoniam illae leges abierunt sumptum et ambitionem comprimentes, quae centum aera non amplius in cenam subscribi iubebant, nec amplius quam unam inferri gallinam et eam non saginatam ; quae patricium, quod decem pondo argenti habuisset, pro magno ambitionis titulo senatu submouerunt.
Que sont donc devenues ces lois qui réprimaient le luxe et l’ambition, qui défendaient de dépenser plus de cent as pour un repas, et de servir plus d’une volaille, encore ne devait-elle pas être engraissée ; ces lois qui exclurent du Sénat un patricien, parce qu’il avait eu dix livres d’argent, comme si c’était une preuve éclatante de son ambition (trad. J.-P. Waltzing, CUF).
Ampel., 18, 9 : Fabricius Luscinus, qui Cornelium Rufinum consularem uirum senatu amouit, luxuriae et auaritiae damnatum, quod decem pondo argenti possideret.
Fabricius Luscinus, qui écarta du Sénat Cornelius Rufinus, un personnage consulaire, condamné pour intempérance et cupidité, parce qu’il possédait dix livres d’argent (trad. M.‑P. Arnaud-Lindet, CUF).
Schol. Juv., 9, 142 : « Sed quae Fabricius (censor notet) » : plus sibi decem libris argenti petit. Fabricius censor collegam suum notauit in senatu, quia supra decem libras argenti unam phialam inuenit : antea enim non licebat senatorem plus habere.
Mais ce que Fabricius, censeur, blâmait : il cherchait à obtenir plus de dix livres d’argenterie pour lui. Fabricius, censeur, avait noté son collègue au Sénat, parce qu’il trouva une coupe de plus de dix livres d’argent : auparavant en effet il n’était pas permis à un sénateur d’avoir plus.
Non., p. 745 L. : [Multitudo cum sit numeri populorum †, ut quidam putant,] Varro pro multo non absurde etiam scripsit de Vita Populi Romani lib. II : « nihilo magis propter argenti facti multitudinem is erat furandum, quod propter censorum seueritatem nihil luxuriosum habere licebat » (Texte établi par W. M. Lindsay, Teubner).
Varron écrivit aussi pour beaucoup d’une manière absolument pas absurde dans son De Vita Populi Romani, au livre 2 : « Néanmoins celui-ci n’aurait rien dû voler de plus à cause de la grande quantité d’argent travaillé, parce qu’il n’était pas permis d’avoir quelque chose de luxueux à cause de la sévérité des censeurs ».
Zonar., 8, 6 : ἐν δὲ τῷ αὐτῷ ἔτει ὅ τε Φαβρίκιος καὶ ὁ Πάππος ἐτιμήτευσαν καὶ ἄλλους τε τῶν ἱππέων ἀπήλειψαν καὶ τῶν βουλευτῶν καὶ τὸν Ῥουφῖνον, καίπερ δικτατορεύσαντα καὶ δὶς ὑπατεύσαντα. Αἴτιον δ’ ὅτι σκεύη ἀργυρᾶ λιτρῶν δέκα εἶχεν.
La même année Fabricius et Papus devinrent censeurs ; et parmi les noms qu’ils rayèrent des listes de chevaliers et de sénateurs il y avait Rufinus, bien qu’il eût été dictateur et deux fois consul. La raison était qu’il possédait des plats d’argenterie pour dix livres.
Paris., Epitoma, 2, 9, 4 : Fabricius Luscinus Cornelium Rufinum senatu mouit, quod decem pondo argenti haberet.
Fabricius Luscinus exclut du Sénat Cornelius Rufinus parce qu’il avait dix livres d’argent.
P. Cornelius Rufinus était un brillant général romain du début du IIIe siècle : consul en 290, il mit fin à la guerre Samnite et obtint un triomphe[1]. On le nomma dictateur entre 290 et 285[2] et ses talents de stratège convainquirent son ennemi personnel, C. Fabricius Luscinus, de soutenir sa candidature au consulat pour 277[3]. De nouveau il remporta de brillantes victoires contre Crotone et Locres, mais on lui refusa le triomphe. L’opposition de Fabricius joua sans doute un rôle. Le trait d’esprit de ce dernier, rapporté par Cicéron puis par Quintilien, se situait très probablement lors des élections de 278, alors que Rufinus s’était déjà révélé être à plusieurs reprises un chef de guerre hors pair. Puis vint la censure de 275[4], où Fabricius réussit à exclure du Sénat son vieil adversaire, Rufinus, en l’accusant de détenir dix livres de vaisselle d’argent, luxe présenté comme inouï pour l’époque[5].
La tradition est quasi unanime pour signaler ce thème d’un consulaire, triomphateur, exclu du Sénat parce qu’il possédait dix livres de vaisselle en argent. Par ce récit, les auteurs louaient la vertu des maiores qui méprisaient les richesses et lui préféraient une pauvreté honorable. Nous pouvons rapprocher cet épisode de celui de Fabricius déclinant l’offre de Pyrrhus lors de sa fameuse ambassade ou encore de M’. Curius Dentatus refusant l’or samnite. Il s’agit donc d’un exemplum bien établi et régulièrement repris par les auteurs romains et grecs afin d’illustrer l’ancienne austérité des vieux Romains pour l’opposer au luxe de la fin de la République et de l’Empire. Derrière cette unanimité se cachent cependant quelques différences intéressantes.
Tout d’abord le bon mot de Fabricius lors des élections consulaires de 278 est transmis par notre source de première main la plus ancienne, Cicéron. Quintilien le recopie presque un siècle plus tard. Or cette version non seulement ne mentionne pas, même de façon allusive, que Rufinus fut par la suite exclu du Sénat par Fabricius, le railleur, ce qui est surprenant en raison de la large diffusion de cette anecdote, mais encore elle présente une certaine hostilité à Rufinus. En cela elle se distingue de la tradition la plus répandue qui insiste sur les mérites et la valeur du vieux général dont la seule faute est d’avoir prétendu à un luxe incompatible avec son temps[6]. Ainsi Cicéron le désigne comme auarus et furax et Quintilien comme un malus ciuis. On peut donc supposer une autonomie de cette version par rapport à la tradition de l’exclusion du Sénat.
L’exclusion du Sénat est utilisée par Plutarque dans sa biographie pour justifier la modestie des origines de Sylla, descendant de Rufinus[7]. Or nous savons que Plutarque fit un grand usage de l’autobiographie de Sylla pour écrire sa Vie[8]. Aussi pouvons-nous raisonnablement penser que ce thème fut développé par Sylla lui-même pour justifier le manque de gloire de ses ancêtres. Il pouvait rappeler que son aïeul avait été consul, dictateur et triomphateur, compensant l’absence de cursus de son père. L’exclusion du Sénat aurait été en quelque sorte déformée pour présenter la vertu des Anciens et l’opposer à un Rufinus trop en avance sur son temps. Le blâme des censeurs aurait rappelé à l’ordre Rufinus et ses descendants qui respectèrent depuis lors le mos maiorum. Rufinus passait de la sorte pour un précurseur malheureux et on comprend mieux l’image que nous donne la tradition la plus répandue : un vieil homme triomphateur (senex triumphalis chez Pline) puni par de sévères censeurs. Il semblerait également qu’avant Plutarque, Tite-Live avait déjà utilisé cette autobiographie[9]. Or il est, avec Denys d’Halicarnasse, l’un des premiers à nous raconter cet épisode. On peut d’ailleurs supposer que Denys aussi consulta cet ouvrage qui circulait dans la Rome qu’il fréquentait[10] et qu’ils reprirent tous deux cette anecdote relatée par Sylla. Enfin, Velleius Paterculus se servit également de cette œuvre et il apparaît naturellement lui-aussi parmi nos sources pour cet épisode[11]. Il semblerait donc que l’histoire de Rufinus ait été rappelée et modifiée par Sylla et qu’elle fut reprise ensuite par ses lecteurs, peut-être parce qu’elle marqua les esprits et qu’elle alimentait les critiques contre la décadence de la fin de République.
Cependant, une divergence apparaît à deux reprises chez Pline : d’abord il est le seul à proposer un autre chiffre, celui de 5 livres d’argent au livre 33[12], contredisant la vulgate qu’il énonçait au livre 18. Or, dans ce même livre 33, il indique que Fabricius avait interdit aux généraux d’emporter plus d’une coupe et d’une salière en argent. Ces précisions, qu’il est le seul à fournir, pourraient signifier l’utilisation d’une source autre que Sylla[13]. À cela s’ajoute la précision du scholiaste de Juvénal qui parle d’une phiala, c’est-à-dire d’une petite coupe[14]. Plutôt que la possession de dix livres d’argent de vaisselle, ce qui semble très sévère même pour l’époque, Fabricius sanctionna peut-être Rufinus, général habile mais réputé pour sa cupidité, parce qu’il avait emporté avec lui une vaisselle en argent trop importante pour un chef militaire en campagne. Le goût du luxe alors même que les soldats menaient la vie de camp pouvait saper l’autorité du général et apparaissait sans doute comme contraire aux traditions mais également dangereux pour la disciplina, d’autant plus que Rome menait alors des guerres difficiles. Il est même possible que Plutarque se fasse l’écho d’une autre tradition rapportant qu’une loi avait été passée (τοῦ νόμου) et que Rufinus l’avait enfreinte. Cette loi, que Plutarque ne nous précise pas, pouvait limiter le mobilier que le général était autorisé à emporter en campagne. Le poids indiqué par Pline de cinq livres semblerait alors plus cohérent. Le texte de Pline pourrait même suggérer que la loi fut l’œuvre de Fabricius, à moins qu’il ne s’agisse que d’une coutume[15]. Celle-ci, alors menacée en raison de l’afflux de richesses à Rome, fut réaffirmée par Fabricius au cours de sa censure et il fit de son vieil ennemi un exemple.
P. Willems propose une autre solution : « Il est cependant permis de douter que la dégradation de Rufinus ait été motivée par la quantité d’argenteries qu’il possédait, et de se demander si la cause ne fut pas plutôt le moyen illicite par lequel il les avait acquises »[16]. La rapacité de Rufinus était connue, elle fut même stigmatisée par le trait d’esprit de Fabricius. Après s’être résigné à voter pour lui pour ses compétences militaires, ce dernier, avec l’assentiment de son collègue, l’aurait puni pour vol ou détournement de butin. Les conclusions d’I. Shatzman vont dans ce sens[17] : Rufinus ne pouvant être poursuivi pour sa gestion du butin fut blâmé par les censeurs pour sa cupidité. La tradition, voire Sylla lui-même, aurait transformé le motif de blâme du vol à la détention de dix livres d’argent, atténuant l’image négative de Rufinus et exaltant par la même occasion la frugalité des vieux Romains. Ce thème aurait favorisé le succès de la nouvelle version qui glorifiait les Ancêtres tout en stigmatisant la noblesse de la fin de la République. Toutefois, le fait que cette hypothèse nous oblige à imaginer une réécriture de l’épisode qui efface un vol, ce contre quoi devaient lutter les adversaires des Cornelii et de Sylla, la rend plus fragile à nos yeux que l’infraction au mos ou à une loi qui paraissait aux Romains du Ier siècle d’une grande sévérité.
Cependant, il est bien évident, qu’il s’agisse d’une limitation imposée sur les bagages du général en campagne, comme nous le pensons, ou d’un détournement de butin, ou encore du patrimoine de Rufinus comme l’affirme la vulgate, que l’inimitié entre Rufinus et Fabricius joua un rôle non négligeable et qu’elle incita le censeur à se montrer intransigeant[18].
En conclusion, Fabricius se réjouit durant sa censure de 275 de se venger de son ennemi personnel, P. Cornelius Rufinus, réputé autant pour son talent militaire que pour sa cupidité. Il l’accusa vraisemblablement soit d’avoir emporté avec lui, en pleine campagne contre Pyrrhus, guerre extrêmement difficile, une argenterie dont le luxe était incompatible avec la disciplina militaris, soit d’avoir détourné une partie du butin. Dans les deux cas, l’épisode se situait à une période charnière de basculement comme l’affirmait Fabius Pictor cité par Strabon[19]. La nouvelle perception de l’élite comme élite économique et non plus seulement élite politique et militaire obligeait à produire de nouvelles normes afin d’encadrer l’usage de la richesse, notamment les lois somptuaires. L’exclusion de Rufinus vint entériner ces nouveautés et proclamer la volonté de les garantir. Il apparaissait alors nécessaire de redéfinir le rapport à l’argent de l’aristocratie au moment où la République connaissait de grandes transformations (en particulier une plus grande circulation de la monnaie) en désignant les marqueurs acceptables de richesses, comme la terre, et les marqueurs inacceptables, ici la vaisselle en argent. Rufinus aurait été stigmatisé et dégradé pour avoir fait preuve d’un comportement contraire à ce que souhaitait instaurer l’aristocratie romaine[20]. L’anecdote devait figurer dans certaines sources et Sylla la transforma, en occultant le vol ou le viol de la loi ou de la coutume, afin de pouvoir se prévaloir d’un ancêtre qui lui ressemblait à certains égards[21] : brillant chef militaire mais trop en avance sur son temps et trop attiré par certains luxes. Il en fit un symbole malheureux de la vertu des vieux Romains sans pour autant nuire à son image.
Nous connaissons bien la descendance de Rufinus[22]. Son fils, P. Cornelius Sylla[23], fut vraisemblablement flamen Dialis, sacerdoce qui empêchait l’exercice des magistratures, et fut le premier à porter le cognomen Sylla. J. Rüpke date sa première apparition comme flamen Dialis de 275[24], c’est-à-dire l’année même où son père fut chassé du Sénat. La coïncidence n’est sans doute pas fortuite. Nous pouvons supposer que le jeune fils de Rufinus trouva dans cette prêtrise un moyen de préserver l’honneur de la famille, alors malmené, afin de transmettre à la génération suivante les capitaux économique, social et symbolique intacts quand l’affaire serait oubliée[25]. L’exclusion du Sénat du père justifierait également le changement de surnom[26]. Le fils eut la tâche ingrate de faire oublier l’humiliation de son père et peut-être fut-il l’un des premiers à prétendre que le blâme visait la simple possession de dix livres d’argent. Il fallut attendre son petit-fils, P. Cornelius Sylla[27], pour que la famille atteigne de nouveau la préture en 212[28]. Le jugement de Salluste parlant d’une familia prope iam extincta maiorum ignauia pour les origines de Sylla[29] semble sévère et exprime plutôt les idées de l’historien assez dures envers la noblesse. En effet si son père n’a laissé aucune trace de cursus honorum, en revanche son grand-père, P. Cornelius Sylla[30], et son grand-oncle, Ser. Cornelius Sylla[31], furent préteurs respectivement en 186 et 175. L’opinion de Velleius Paterculus est plus proche des faits puisqu’il parle simplement d’une éclipse de la famille[32].
Nous pouvons donc conclure que la carrière du fils de Rufinus souffrit de la chute du père qui était profondément humiliante. Rufinus est le personnage de plus haut rang blâmé par les censeurs sous la République et cela seulement deux générations à peine après le plébiscite ovinien. Le scandale dut être immense. Il fallut attendre la deuxième génération pour retrouver la dignité prétorienne, mais jamais la famille ne la dépassa jusqu’à Sylla. Ce dernier devait encore faire avec cette tache qui souillait sa famille depuis des générations puisqu’il se sentit obligé de transformer l’épisode qui, ainsi qu’en témoigne le récit de Cicéron, offrait toujours un portrait négatif de Rufinus.
[1] MRR, 1, p. 183 ; Itgenshorst 2005, p. 54-55 n° 100 ; Bastien 2007, p. 405.
[2] MRR, 1, p. 187.
[3] Cic., de Orat., 2, 268 ; Quint., Inst. Or., 12, 1, 43 ; Gell., 4, 8, 1-6. Cf. MRR, 1, p. 194-195.
[4] MRR, 1, p. 196 et Suolahti 1963, p. 256-260.
[5] D.H., 20 L Pittia (éd.) ; Liv., Perioch., 14, 4 ; Ovid., Fast., 1, 208 ; Val. Max., 2, 9, 4 ; Sen., Vit. Beat., 21, 3 ; Ep. Mor., 98, 13 ; Plin., nat., 33, 142 ; Plut., Syll., 1, 1-2 ; Flor., 1, 13, 22 ; Gell., 4, 8, 7 et 17, 21, 38-39 ; Tert., Apol., 6, 2 ; Ampel., 18, 9 ; Schol. Juv., 9, 142 ; Zonar., 8, 6 ; Paris., 2, 9, 4.
[6] Pittia 2005, p. 447-448 y voit le signe d’un progressif changement des mœurs puisque les richesses commençaient alors à affluer à Rome.
[7] Plut., Syll., 1, 1-2.
[8] Carcopino 1947, p. 231-232 ; Chassignet 2004, p. XCIX « L’autobiographie de Sylla nous est essentiellement connue par Plutarque à qui nous devons la transmission de dix-sept citations-paraphrases, sur un total de vingt-trois fragments ». Sur les Commentarii de Sylla voir en particulier Pascucci 1975.
[9] Chassignet 2004, p. CIV ; Calabi 1951 qui parle aussi d’Appien et surtout de Salluste, qui aurait même été le seul à avoir lu les Commentarii de Sylla d’après Vitelli 1898.
[10] Calabi 1951. À noter également que Cicéron cite Sylla une seule fois (Cic., de Div., 1, 72).
[11] Lewis 1991, p. 512.
[12] Pline, nat., 33, 142.
[13] Lewis 1991, p. 513 signale que Pline cite Sylla de façon claire en nat., 22, 12 et pense qu’il dut l’utiliser sans le citer en plusieurs occasions. Pline aurait pu suivre une autre tradition qu’on retrouvait déjà chez Cicéron qui, bien qu’ayant lu Sylla, offrait une image assez sombre de Rufinus, image reprise ensuite par Quintilien (cf. supra).
[14] Schol. Juv., 9, 142.
[15] Plin., nat., 33, 153.
[16] Willems 1885, 1, p. 266.
[17] Shatzman 1972.
[18] Toutefois il n’est pas possible d’en faire la seule cause comme le fait Suolahti 1963, p. 258.
[19] Strabon, 5, 3, 1 : Fησὶ δ’ ὁ συγγραφεὺς Φάβιος Ῥωμαίους αἰσθέσθαι τοῦ πλούτου τότε πρῶτον, ὅτε τοῦ ἔθνους τούτου κατέστησαν κύριοι (« L’historien Fabius dit que les Romains comprirent pour la première fois les avantages de la richesse lorsqu’ils se furent rendus maîtres de cette nation [la Sabine] », trad. M. Chassignet).
[20] Cf. Gabba 1981 = Gabba 1988, p. 27-48.
[21] Ramage 1991, p. 96-97 insiste sur le fait que Sylla entendait se glorifier à travers cette œuvre et la taille de celle-ci (22 livres) laisse entendre qu’il devait être allé dans le détail et ne pas avoir hésité à louer ses ancêtres.
[22] Le stemma de la famille est proposé par F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1515.
[23] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1517-1518, n° 382 s. v. Cornelius.
[24] Rüpke 2005, 1, p. 57.
[25] Hinard 1985b, p. 18.
[26] Gell., 1, 12, 16 ; Hinard 1985b, loc. cit.
[27] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1518, n° 383 s. v. Cornelius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 3, 1997, col. 185, [I 88]. Sur la préture de 212 : MRR, 1, p. 268.
[28] Hinard 1985b, p. 20.
[29] Sall., Iug., 95, 3.
[30] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1518, n° 384 s. v. Cornelius.
[31] F. Münzer, RE, 4/1, 1900, col. 1521, n° 388 s. v. Cornelius. Pour le débat sur sa préture en 175 : MRR, 1, p. 402.
[32] Vell., 2, 17, 2 : familiae eius claritudo intermissa esset.
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