E. Klebs, RE, 2/1, 1895, col. 261-269, n° 29 s. v. Appuleius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 1, 1996, col. 908‑909, [I 11] ; Sumner 1973, p. 119-121 n° 167 ; Cavaggioni 1998 ; DPPR n° APPU1766.
Cic., Sest., 101 : Q. Metellus, patruus matris tuae, qui cum florentem hominem in populari ratione, L. Saturninum, censor notasset, cumque insitiuum Gracchum contra uim multitudinis incitatae censu prohibuisset.
Q. Metellus, qui, durant sa censure, a noté d’infamie L. Saturninus, personnalité marquante de la tendance démocratique, qui, malgré les violences de la foule surexcitée, a rayé un pseudo-Gracchus de la liste des citoyens (trad. J. Cousin, CUF).
App., BC, 1, 126 : τιμητὴς δὲ Κόιντος Καικίλιος Μέτελλος Γλαυκίαν τε βουλεύοντα καὶ Ἀπουλήιον Σατορνῖνον δεδημαρχηκότα ἤδη τῆς ἀξιώσεως παρέλυεν, αἰσχρῶς βιοῦντας, οὐ μὴν ἐδυνήθη· ὁ γάρ οἱ συνάρχων οὐ συνέθετο.
De son côté, le censeur Quintus Caecilius Metellus cherchait à obtenir la dégradation du sénateur Glaucia et de l’ancien tribun Appuleius Saturninus, qui menaient une vie déréglée, sans toutefois y parvenir, faute d’avoir obtenu le consentement de son collègue (trad. P. Goukowsky, CUF).
L. Appuleius Saturninus pourrait être le petit-fils de L. Appuleius Saturninus, préteur en 166[1], et serait né en 132 d’après G. V. Sumner qui se fondait sur sa questure en 104[2]. En effet la crise mentionnée pour la questure à Ostie de Saturninus[3] correspondrait plutôt à 104, puisque les conséquences de la défaite d’Orange du 6 octobre 105 et de la guerre servile provoquèrent certainement, entre autres, des problèmes d’approvisionnement. La cherté du grain décida le Sénat à remplacer le jeune Saturninus par M. Aemilius Scaurus, princeps senatus, ce qui fut vécu par notre personnage comme un cruel affront[4]. Il fut élu tribun pour 103 et se présentait résolument comme un popularis[5] tout en se rapprochant de Marius, alors l’homme fort de la République grâce à ses victoires sur Jugurtha puis sur les Cimbres et Teutons. L’année suivante, en 102, le censeur Q. Caecilius Metellus Numidicus[6] tenta d’écarter du Sénat Saturninus, mais il en fut empêché par son collègue et cousin, C. Caecilius Metellus Caprarius[7].
Tout d’abord nous devons déterminer la procédure employée contre Saturninus. Questeur en 104, tribun en 103, il ne pouvait pas avoir été recruté au Sénat pour l’exercice de ces charges puisque la lectio senatus précédente datait de 109[8]. Si on accepte la date de naissance proposée par G. V. Sumner, il est fort peu probable que les censeurs de 109 aient recruté au Sénat un jeune homme de 23 ans tout au plus, n’ayant revêtu aucune magistrature, n’étant pas issu d’une illustre famille et ne s’étant nullement distingué par ailleurs[9]. Nous sommes donc amenés à conclure que Saturninus n’était pas un sénateur effectif en 102. En revanche, il pouvait participer aux séances du Sénat grâce au ius s. d. que lui avait conféré sa questure[10]. Puisque Numidicus refusa d’inscrire Saturninus sur l’album, nous pourrions donc nous attendre, au vu de sa situation en 102, à trouver le verbe praeterire[11]. Or Cicéron, notre seule source latine, utilise notare et Appien utilise une périphrase au sens assez large τῆς ἀξιώσεως παρέλυεν, ce que l’on pourrait traduire par « pousser hors de la dignité ». Si ces deux formules ne correspondent pas à ce qu’on espérait, elles ne désignent pas expressément non plus l’autre procédure d’exclusion, à savoir l’exclusion d’un sénateur recruté à une lectio précédente (mouere ou eicere)[12]. Au contraire, la périphrase est employée par Appien pour indiquer la tentative de Metellus contre Saturninus et contre Glaucia qui, lui, était membre du Sénat d’après la précision même de l’historien[13]. Appien choisit une expression large pour désigner deux procédures distinctes, l’exclusion d’un sénateur et le refus de laisser entrer un questorien qui avait à ce titre une prétention légitime[14].
En revanche Cicéron, qui ne parle que de Saturninus, utilise le verbe notare. Dans ce passage, il fait l’éloge de M. Scaurus et de Numidicus comme défenseurs de la République contre des séditieux ce qui l’amène sans doute à ne pas signaler l’échec de l’action du censeur de 102. Le verbe notare désigne l’action des censeurs de faire connaître la raison de l’exclusion du Sénat par le biais d’une petite note accolée au nom dans l’album mais peut aussi signifier l’exclusion elle-même[15], d’où l’ambiguïté du texte de Cicéron. En effet l’orateur, s’il utilisait le vocabulaire technique à bon escient, indiquait simplement le fait que l’un des deux censeurs avait noté Saturninus, propos correct mais ambigu puisqu’il pouvait laisser entendre que Saturninus avait été écarté du Sénat sans réellement l’affirmer. Ainsi il faut sans doute retenir le premier sens de notare pour le passage de Cicéron, sans lui donner son caractère technique. La dispute entre les deux censeurs dut faire du bruit et Numidicus avait peut-être cherché des appuis pour convaincre son cousin de refuser Saturninus. Notare désignerait alors le fait qu’il avait manifesté ses intentions voire même précisé ce qu’il reprochait à ce personnage. Comme nous l’avons vu, il est aussi possible que les possesseurs du ius s. d. étaient ajoutés chaque année à l’album, et donc qu’en cas de refus des censeurs de les recruter au Sénat, ces derniers devaient spécifier les raisons qui les poussaient à ne pas confirmer ce ius[16]. Nous comprendrions alors l’utilisation du verbe notare par Cicéron. Cependant, le veto de Caprarius permit à Saturninus d’entrer au Sénat et donc il ne pouvait y avoir de nota sur l’album définitif. Ici, il nous suffit de supposer que Metellus avait inscrit la subscriptio sur son registre tandis que son collègue n’avait rien inscrit sur le sien, et que, lors de la confrontation de leurs listes pour la confection de l’album, la nota accolée au nom de Saturninus ne fut pas maintenue. Toutefois, la révélation de la nota sur l’un des deux registres était honteuse[17] et Cicéron, qui appartenait à une tradition hostile à Saturninus, voulut insister sur cette humiliation.
Le motif alloué par Numidicus nous est transmis par Appien : αἰσχρῶς βιοῦντας, c’est-à-dire le fait de mener une vie déréglée. Le censeur ne pouvait que s’abriter derrière un tel prétexte, bien vague, pour écarter du Sénat un personnage qu’il jugeait dangereux depuis son tribunat de 103, ce qu’il ne pouvait déclarer publiquement ni présenter comme raison de son refus. Le climat de la censure de 102 devait être relativement tendu, en témoigne le texte d’Orose qui présente le récit d’un massacre survenu lors du census, peu après cet épisode[18]. F. Cavaggioni[19] a raison de lier la tentative de Numidicus contre Saturninus à celle contre Glaucia[20], toutes deux présentées ensemble chez Appien, et à celles contre L. Equitius qui était soutenu par ces deux personnages[21]. Cela semble clairement indiquer une attaque politique contre les adversaires des optimates dont Numidicus était alors un des chefs de file. Il s’agissait pour ce dernier d’empêcher la présence au Sénat de Saturninus, un agitateur popularis allié à Marius, tout autant que le discréditer afin de mettre un terme à sa carrière[22]. Aussi l’action de Numidicus contre Saturninus était-elle une véritable épreuve de force avec les populares que Caprarius refusa de soutenir. Il pouvait soit reculer et refuser la lutte comme le pensait J.-L. Ferrary[23], ou bien avoir obtenu un compromis avantageux[24] ou encore faire preuve de prudence et chercher avant tout à apaiser les tensions et éviter les violences[25]. L’offensive de Numidicus ne put avoir lieu, mais sa tentative fit du bruit. Cela accrut l’hostilité de Saturninus et ses amis envers les Metelli et leur figure de proue, Q. Metellus Numidicus.
Toutefois cet épisode n’entrava pas la carrière de Saturninus. Il poursuivit sa politique popularis notamment lors de son second tribunat, en 100[26], au cours duquel Numidicus, refusant de se soumettre à sa loi agraire, partit en exil. Saturninus dut apprécier cette vengeance bien qu’elle ne fût pas préméditée[27]. Il fut finalement abandonné peu après par Marius qui préféra rejoindre le camp des optimates et mena la répression sanglante à l’automne 100 durant laquelle Saturninus, alors même qu’il était tribun et réélu tribun pour 99, fut tué avec Glaucia et de nombreux partisans[28].
G. V. Sumner[29] propose avec beaucoup de précautions de faire de L. Appuleius, préteur en 59, le fils de notre personnage[30]. Si tel est le cas, le souvenir laissé par son père, et notamment sa fin sanglante, ont dû beaucoup plus influencer sa carrière politique que la tentative d’éviction du Sénat de 102.
[1] E. Klebs, RE, 2/1, 1895, col. 261, n° 28 s. v. Appuleius ; K.-L. Elvers, Neue Pauly, 1, 1996, col. 908, [I 10].
[2] Sumner 1973, p. 120.
[3] MRR, 1, p. 560 et 3, p. 20-21 qui signale Cic., Sest., 39 ; Har. Resp., 43 ; Dio., 36, 12 ; Niccolini 1934, p. 201 ; Sumner 1973, loc. cit. ; Cavaggioni 1998, p. 9-18.
[4] Cic., Sest., 39 ; Har. Resp., 43 ; Dio., 36, 12 ; E. Klebs, RE, 2/1, 1895, col. 261-269, n° 29 s. v. Appuleius suppose que le Sénat entendait confisquer la gloire retirée de la résolution de la crise frumentaire et que l’incapacité de Saturninus n’était pas responsable de la mesure.
[5] MRR, 1, p. 563 : voir en particulier Ascon., p. 80 C. ; Caes., Civ., 1, 7, 6 ; D.S., 36, 12 ; App., BC, 1, 28 ; Niccolini 1934, p. 192-194.
[6] Sur la censure des deux Metelli, Numidicus et Caprarius : MRR, 1, p. 567 et Suolahti 1963, p. 430-434.
[7] Cic., Sest., 101 ; App., BC, 1, 126 ; Oros., Hist., 5, 17, 3.
[8] MRR, 1, p. 545 et Suolahti 1963, p. 420-430.
[9] Rich 1976, p. 128-137.
[10] Cf. Bur 2018, chapitre 4.2.3.
[11] Gabba 1955, p. 224 ; cf. Bur 2018, chapitre 4.2.
[12] Cf. Bur 2018, chapitre 4.1.
[13] Cf. notice n° 17.
[14] Gabba 1995, p. 224-225.
[15] Cf. Bur 2018, chapitre 4.5.
[16] Cf. Bur 2018, chapitre 4.2.3.
[17] P. Popillius en est un autre exemple : cf. notice n° 27.
[18] Oros., Hist., 5, 17, 3 : le caedes est sûrement une exagération d’Orose, il ne devait s’agir que d’une émeute violente en réaction au refus de Numidicus d’enregistrer L. Equitius comme fils de Ti. Gracchus (cf. notice n° 184). Cf. Ooteghem 1967, p. 168 ; A. W. Lintott, CAH, 9², 1994, p. 96 ; Cavaggioni 1998, p. 73.
[19] Cavaggioni 1998, p. 72.
[20] Cf. notice n° 17.
[21] Cf. notice n° 184.
[22] Ferrary 1979, p. 105 considérait déjà que les tentatives d’exclusions du Sénat étaient des « mesures dont le caractère politique est évident ».
[23] Ferrary 1979, loc. cit.
[24] Morgan 1973, p. 245 émet l’hypothèse que Caprarius mit son veto aux mesures d’exclusion de Numidicus en échange de la garantie accordée par Saturninus et ses amis de pouvoir faire la nouvelle dédicace du temple du Palatin en 101.
[25] Cavaggioni 1998, loc. cit., suppose une divergence au sein du groupe des Metelli et fait remarquer que Metellus Caprarius ne figure pas parmi les consulaires qui prirent les armes contre Saturninus en 100 d’après Cic., Rab. per., 21. Bien que cela soit un argument ex silentio, ce dernier point pourrait signaler l’existence d’un courant opposé à une confrontation directe contre les populares auquel finit peut-être par se rallier Numidicus lorsqu’il partit en exil (cf. notice n° 179).
[26] MRR, 1, p. 575-576 et Niccolini 1934, p. 198-204.
[27] Cf. notice n° 179.
[28] Cf. en particulier Badian 1984a.
[29] Sumner 1973, d’après le stemma p. 120.
[30] E. Klebs, RE, 2/1, 1895, col. 269, n° 30 s. v. Appuleius le présente uniquement comme le père de Cn. Appuleius Saturninus n° 27 et parent de Cn. Plancius.
Badian 1984a : Badian E., « The Death of Saturninus », Chiron, 1984, 14, p. 101-147.
Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.
Cavaggioni 1998 : Cavaggioni 1998 : Cavaggioni F., L. Apuleio Saturnino. Tribunus plebis seditiosus, Venise, 1998.
Gabba 1955 : Gabba E., « Note Appianee », Athenaeum, 1955, 33, p. 218-230 (= Id., Esercito e società nella tarda repubblica romana, Florence, 1973, p. 537-546 (pagination dans la 1ère édition).
Morgan 1973 : Morgan M. G., « Villa Publica and Magna Mater », Klio, 1973, 55, p. 213-245.
Niccolini 1934 : Niccolini G., I Fasti dei tribuni della plebe, Milan, 1934.
Ooteghem 1967 : Ooteghem J. van, Les Caecilii Metelli de la République, Bruxelles, 1967.
Rich 1976 : Rich J., Declaring War in the Roman Republic in the Period of Transmarine Expansion, Bruxelles, 1976.
Sumner 1973 : Sumner G. V., The Orators in Cicero’s Brutus, Toronto, 1973.