Infames Romani

L. Junius M. f. Silanus [180]

Numéro
193
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-
Date de l'épisode
48
Références prosopographiques

E. Hohl, RE, 10/1, 1917, col. 1101-1103, n° 180 s. v. Junius ; L. Petersen, PIR², 4/3, 1943, p. 350‑352, I 829 ; W. Eck, Neue Pauly, 6, 1999, col. 69, [II 36] ; Rüpke 2005, 2, p. 1084, n° 2130.

Source
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Tac., Ann., 12, 4, 1-3 : Igitur Vitellius, nomine censoris seruilis fallacias obtegens ingruentiumque dominationum prouisor, quo gratiam Agrippinae pararet, consiliis eius implicari, ferre crimina in Silanum, cuius sane decora et procax soror, Iunia Caluina, haud multum ante Vitellii nurus fuerat. Hinc initium accusationis ; fratrumque non incestum, sed incustoditum amorem ad infamiam traxit. Et praebebat Caesar aures, accipiendis aduersus generum suspicionibus caritate filiae promptior. At Silanus insidiarum nescius ac forte eo anno praetor, repente per edictum Vitellii ordine senatorio mouetur, quamquam lecto pridem senatu lustroque condito. Simul adfinitatem Claudius diremit, adactusque Silanus eiurare magistratum, et reliquus praeturae dies.


Ainsi Vitellius, couvrant du titre de censeur de serviles roueries et habile à prévoir la montée des puissances, cherche à gagner la faveur d’Agrippine en s’immisçant dans ses projets et en portant des griefs contre Silanus, dont la sœur, la belle et provocante Junia Calvina, avait été naguère la bru de Vitellius. Ce fut le fondement de l’accusation : d’un amour fraternel, non incestueux mais imprudent, il fit une infamie. Et César [Claude] prêtait l’oreille, d’autant plus disposé à accueillir les insinuations contre son gendre qu’il chérissait sa fille. Quant à Silanus, ignorant le complot et exerçant par hasard la préture cette année-là, il est brusquement chassé de l’ordre sénatorial par un édit de Vitellius, bien que le choix des sénateurs eût été fait depuis longtemps et le lustre achevé. En même temps, Claude rompit l’alliance conclue, et Silanus fut contraint de renoncer à sa charge ; il lui restait un seul jour de préture (trad. P. Wuilleumier, CUF).

Notice
Notice

Jeune frère de M. Junius Silanus[1], consul en 46[2], et de D. Junius Silanus[3], consul en 53[4], L. Junius Silanus est le fils de M. Silanus[5], consul en 19[6], et d’Aemilia Lepida, arrière-petite-fille d’Auguste[7]. Né en vers 26, il fut coopté par les Salii Palatini en 38 et devint arvale en 43[8]. Redoutant cet éventuel rival, Claude le combla d’honneurs[9]. Ainsi, en 41, Silanus fut fiancé à Octavie, fille du Prince[10], puis il obtint le droit de devenir vigintivir et accomplit la préfecture des féries latines en 46 avant de recevoir le droit de briguer les magistratures cinq ans avant l’âge légal[11]. Il accompagna Claude dans sa campagne de Bretagne de 43 et fut même choisi pour aller annoncer la victoire à Rome[12]. En 44, il participa aux côtés de l’empereur au triomphe et, bien que pubes, reçut les insignes triomphaux[13]. Sa brillante carrière se poursuivit avec la préture pérégrine pour 48[14], mais sa situation heurta les ambitions d’Agrippine[15]. La jeune femme, qui œuvrait alors pour devenir la femme de l’empereur, espérait faire de son fils, Domitius, le successeur de Claude et, pour cela, souhaitait qu’il épousât Octavie. En outre, le lignage de Silanus et ses nombreux honneurs en faisaient un prétendant potentiel, c’est-à-dire une menace. Afin de se débarrasser de lui, Vitellius, complice d’Agrippine[16], lança de graves accusations contre Silanus. À l’issue de celles-ci, il fut d’abord chassé de l’ordre sénatorial puis contraint d’abdiquer sa préture et ses fiançailles furent rompues.


L’affaire est rapportée par Tacite, Suétone et Dion Cassius[17]. Tacite fournit le récit le plus détaillé et il est le seul à préciser que Vitellius lui reprochait d’avoir commis l’inceste avec sa sœur, Junia Calvina[18]. Contrairement à Dion Cassius, il ne parle pas de maiestas. Les rites purificatoires accomplis au début de 49[19] et une allusion de Sénèque[20] confirment le récit de Tacite. Les historiens en ont conclu que la charge de maiestas ne fut pas retenue contre Silanus, bien que Claude pût se montrer soupçonneux envers cet éventuel rival, mais qu’il fut accusé d’inceste[21]. Du reste, l’accusation n’était qu’un prétexte pour éliminer un personnage encombrant[22] dont l’innocence ne semble pas avoir fait de doute[23].


La procédure utilisée par Vitellius contre Silanus que nous décrit Tacite est relativement vague. En effet, ce dernier s’étonne que Vitellius ait pu prendre un decretum alors même qu’il n’était plus censeur puisque le lustre avait été clôturé[24]. L’historien liait l’exclusion du Sénat à la lectio senatus réalisée par Claude et Vitellius durant leur censure[25], sans doute en 47 puisque c’était traditionnellement la première tâche accomplie par les censeurs. Cependant Tacite remarquait qu’il était impossible que l’exclusion de Silanus appartînt à la lectio, le lustre étant clôturé et les pouvoirs censoriaux éteints. Tout repose donc sur la précision per edictum. L’édit de Vitellius, à en croire notre passage, renfermerait la décision d’exclure de l’ordre sénatorial Silanus en raison de l’accusation d’inceste. Contrairement à E. Koestermann[26], nous ne pensons pas que l’édit contenait une nota puisque la nota est par essence la note explicative que l’on accole au nom sur une liste[27]. En revanche, Vitellius pouvait se permettre de soulever de graves accusations contre Silanus en raison de sa qualité d’ancien censeur[28] et il pouvait paraître ainsi parachever la tâche qui l’avait occupé peu auparavant. Un tel décret pouvait soit précéder le procès – il s’agissait d’écarter de l’ordre sénatorial et d’une magistrature un personnage soupçonné d’un crime abominable – soit être une conséquence de la condamnation. Le récit de Tacite laisse plutôt entendre que le décret constituait le premier acte public et qu’il n’y avait pas encore eu de procès. En effet il est possible que Vitellius eût convaincu Claude de la culpabilité de son gendre, d’inceste ou, comme le pense Dion Cassius, de complot, et que le Prince l’eût autorisé à agir immédiatement. E. Koestermann proposait que Vitellius eût peut-être été renouvelé comme censeur à titre exceptionnel pour une ultime action de regimen morum[29]. Cependant il nous paraît bien plus probable que, investi de la confiance du Prince et principal acteur de l’accusation, Vitellius prît un tel décret comme consul de l’année[30]. D’ailleurs les censeurs ne recouraient pas à des édits pour exclure des sénateurs[31].


P. Moreau a fait remarquer que les Romains n’hésitaient pas à utiliser l’accusation d’inceste contre leurs adversaires afin de jeter sur eux de lourds soupçons et de les présenter comme des dangers pour l’ordre social et divin[32]. Ce dernier point est un élément clé pour comprendre l’épisode de la fin 48. Silanus fut peut-être écarté à titre préventif des charges honorifiques qu’il occupait parce qu’il était soupçonné d’inceste, crime abominable qui mettait en danger l’ensemble de la cité. En agissant de la sorte, Vitellius espérait que, accablé par sa brutale disgrâce et par une telle humiliation, le jeune homme mettrait fin à ses jours. Le choix d’une action immédiate empêchait aussi Claude de revenir sur sa décision. La rupture des fiançailles qui suivit immédiatement le décret et la pression exercée pour qu’il abdiquât sa préture, un jour avant la fin de l’année confirment cette impression[33]. Silanus était fui comme un pestiféré.


En outre Tacite précise qu’il fut ordine senatorio mouetur et non senatu mouetur. Âgé seulement de 22 ou 23 ans, Silanus n’avait pas atteint l’aetas senatoria et n’était peut-être pas encore sénateur de plein droit. Cependant, nous l’avons vu, il avait bénéficié d’exemptions et d’honneurs extraordinaires, et il serait surprenant qu’il pût être préteur sans être sénateur. Ainsi Tacite, par prudence plus que par précision, indiqua qu’il fut exclu de l’ordre sénatorial et par là aussi du Sénat. C’était peut-être aussi une façon de signifier qu’il s’agissait bien de l’éloigner de tout honneur qui aurait pu contrarier les dieux.


À la suite de cette action énergique, un procès fut sans doute instruit au cours duquel Silanus fut vraisemblablement condamné puisqu’il y eut des rites de purification en 49 et que Calvina fut chassée d’Italie[34]. Silanus, peut-être pour échapper à une exécution humiliante[35], mais aussi en raison de fortes pressions[36], préféra se suicider. Toutefois, par vengeance, il choisit de se donner la mort le jour du mariage de Claude et d’Agrippine, espérant vraisemblablement attirer le malheur sur elle.


En conclusion, Silanus fut radié de l’ordre sénatorial par un décret du consul Vitellius parce qu’il était soupçonné d’inceste avec sa sœur. L’exclusion que subit Silanus était une mesure visant à écarter de l’ordre le plus élevé un personnage présumé coupable d’un crime atroce et, puisque la mesure reposait uniquement sur de forts soupçons, elle pouvait apparaître comme un acte arbitraire relevant du regimen morum des censeurs, d’où la confusion de Tacite. En réalité c’était, officiellement, une mesure préventive pour ne pas tolérer plus longtemps un criminel impie au sommet de l’État et, officieusement, pour pousser au suicide un Silanus brisé et lier les mains de Claude. Silanus, fiancé à Octavia en 41 alors âgée de 12 ans, n’eut probablement pas de descendance. La postérité conserva de lui l’image d’un innocent sacrifié par Agrippine pour ses ambitions[37].






[1] E. Hohl, RE, 10/1, 1917, col. 1099-1100, n° 176 s. v. Iunius ; L. Petersen, PIR², 4/3, 1943, p. 354‑355, I 833 ; W. Eck, Neue Pauly, 6, 1999, col. 69, [II 38].


[2] Degrassi 1952, p. 13.


[3] E. Hohl, RE, 10/1, 1917, col. 1104-1105, n° 182 s. v. Iunius ; L. Petersen, PIR², 4/3, 1943, p. 355-356, I 837 ; W. Eck, Neue Pauly, 6, 1999, col. 69-70, [II 39].


[4] Degrassi 1952, p. 14.


[5] E. Hohl, RE, 10/1, 1917, col. 1098-1099, n° 175 s. v. Iunius ; L. Petersen, PIR², 4/3, 1943, p. 357, I 839 ; W. Eck, Neue Pauly, 6, 1999, col. 70, [II 41].


[6] Degrassi 1952, p. 8.


[7] E. Klebs, RE, 1/1, 1893, col. 591-592, n° 169 s. v. Aemilia ; E. Groag, PIR², 1, 1933, p. 71, A 419 ; Raepsaet-Charlier 1987, p. 49-51, n° 29.


[8] Rüpke 2005, 1, p. 203 et 2, p. 1084, n° 2130.


[9] Levick 2002, p. 82.


[10] Tac., Ann., 12, 3 ; Suet., Claud., 24, 3 ; 27, 2 ; 29, 1 ; D.C., 60, 5, 7.


[11] D.C., 60, 5, 8.


[12] D.C., 60, 21, 5.


[13] Tact., Ann., 12, 3, 2 ; Suet., Claud., 24, 3 ; D.C., 60, 31, 7.


[14] Tac., Ann., 12, 4, 3 ; D.C., 60, 31, 7.


[15] Levick 2002, p. 82 et p. 97 ; Griffin 2002 [1984], p. 26‑27 et 80-81.


[16] Tac., Ann., 12, 4, 1 ; D.C., 61, 31, 8. Voir en particulier : Suolahti 1963, p. 512 ; Koestermann 1967, p. 113 ; Levick 2002, p. 96‑97.


[17] Tac., Ann., 12, 4, 1-3 ; Suet., Claud., 29, 2 ; D.C., 60, 31, 8.


[18] E. Hohl, RE, 10/1, 1917, col. 1111-1112, n° 198 s. v. Iunia ; L. Petersen, PIR², 4/3, 1943, p. 360, I 856 ; M. Strothmann, Neue Pauly, 6, 1999, col. 56, [4] ; Raepsaet-Charlier 1987, p. 401‑402, n° 469.


[19] Tac., Ann., 12, 8, 1. Cf. Pasqualini 2001.


[20] Sen., Apocol., 8, 2.


[21] McAlindon 1956, p. 116-117 et Bauman 1974, p. 201.


[22] Moreau 2002, p. 350.


[23] Tac., Ann., 12, 4, 2 précise fratrumque non incestum, sed incustoditum amorem et Sen., Oct., 145-148 criminis ficti reus.


[24] Tac., Ann., 12, 4, 3. Pour la clôture du lustre : Tac., Ann., 11, 25, 5.


[25] Tac., Ann., 11, 25 ; Suet., Claud., 16.


[26] Koestermann 1967, p. 114.


[27] Cf. Bur 2018, chapitre 4.5.


[28] Koestermann 1967, loc. cit.


[29] Koestermann 1967, loc. cit.


[30] Degrassi 1952, p. 14.


[31] Cf. Bur 2018, chapitres 3 et 6.


[32] Moreau 2002, p. 33-35 et 151-158.


[33] Tac., Ann., 12, 4, 3. Tacite précise bien que Silanus fut adactus pour eiurare sa préture, le décret ne lui retira donc pas sa magistrature mais on l’incita à l’abdiquer.


[34] Tac., Ann., 12, 8, 1.


[35] Moreau 2002, p. 351.


[36] Suet., Claud., 29, 2 : morique initio anni coactus.


[37] Sen., Oct., 145-148 ; Apoc., 8, 2 ; 10, 4 et 11, 2 ; Tac., Ann., 12, 4, 1-3 ; 12, 8, 1 ; 13, 1, 1 ; Suet., Claud., 29, 2 ; D.C., 60, 31, 7-8.

Bibliographie
Bibliographie

Bauman 1974 : Bauman R. A., Impietas in principem, Munich, 1974.


Bur 2018 : Bur C., La Citoyenneté dégradée : une histoire de l’infamie à Rome (312 avant J.-C. – 96 après J.-C.), Rome, 2018.


Degrassi 1952 : Degrassi A., I Fasti consolari dell’impero romano dal 30 avanti Cristo al 613 dopo Cristo, Rome, 1952.


Griffin 2002 [1984] : Griffin M. T., Néron ou la fin d’une dynastie, Paris, 2002 (traduit de l’anglais par D’Hautcourt A., 1984).


Koestermann 1967 : Koestermann E., Cornelius Tacitus. Annalen, III, Heidelberg, 1967.


Levick 2002 : Levick B., Claude, Paris, 2002 (traduit de l’anglais par Cogitore I., 1990).


McAlindon 1956 : McAlindon D., « Senatorial opposition to Claudius and Nero », AJPh, 1956, 77/2, p. 113‑132.


Moreau 2002 : Moreau P., Incestus et prohibitae nuptiae, Paris, 2002.


Pasqualini 2001 : Pasqualini A., « L’incesto di Silano e il bosco di Diano : Tac., Ann., 12, 8, 2 », ARID, 2001, 27, p. 141-149.


Raepsaet-Charlier 1987 : Raepsaet-Charlier M.‑T., Prosopographie des femmes de l’ordre sénatorial, Louvain, 1987.


Rüpke 2005 : Rüpke J., Fasti Sacerdotum : die Mitglieder der Priesterschaften und das sakrale Funktionspersonal römischer, griechischer, orientalischer und jüdisch-christlicher Kulte in der Stadt Rom von 300 v. Chr. bis 499 n. Chr., Wiesbaden, 2005 (3 vol.).


Suolahti 1963 : Suolahti J., The Roman censors : a study on social structure, Helsinki, 1963.


Clément Bur, Infames Romani n°193, Albi, INU Champollion, Pool Corpus, 2018, mis à jour le